jueves, 22 de octubre de 2009

Nancy, Alliterations



ALLITERATIONS

5e version – 19 mai 2003





Un autre – si c’est un autre, c’est un autre corps. Je ne le rejoins pas, il reste à distance. Je ne l’observe pas, ce n’est pas un objet. Je ne l’imite pas, ce n’est pas une image. L’autre corps se rejoue dans le mien. Il le traverse, il le mobilise ou il l’agite. Il lui prête ou il lui donne son pas

C’est par le regard sur un danseur ou sur une danseuse que l’on a, plus d’une fois, illustré ce qu’on appelait naguère l’empathie ou l’intropathie : la reproduction de l’autre en soi – le retentissement, la résonance de l’autre.



L’autre, là-bas, proche dans son éloignement, tendu, plié, déplié, déjeté, retentit dans mes jointures. Je ne le perçois proprement ni par les yeux, ni par l’ouïe, ni par le toucher. Je ne perçois pas, je résonne. Me voici courbé de sa courbe, incliné de son angle, lancé de son élan. Sa danse a commencé à ma place. Il ou elle m’a déplacé, m’a presque remplacé.



Parmi les pratiques qu’on rassemble tant bien que mal sous la catégorie de l’art ou bien des arts, la plupart semblent tout d’abord nous envoyer des messages : des images, des rythmes ou des schèmes, des timbres, des volumes, des grains, parfois même des mots, ou bien encore des saveurs et des senteurs. Elles se font sentir et il semble que nous ayons des sens pour cela, des sens appropriés.


Mais la danse paraît commencer avant même d’être sensible, ou bien avant que nous soyons pourvus d’organes sensibles. Elle paraît commencer avant la sensation, avant le sens en général, en quelque sens qu’on veuille prendre ce mot.

Elle commence insensiblement et le soupçon se forme qu’il restera peut-être impossible de décider où et quand, en vérité, elle aura commencé.

Ce qui, de l’autre, résonne à mes jointures, ce qui, de l’autre, vient tendre mes tendons à mon insu, ce qui donne du jeu à mes os, à mon ventre, à mon larynx, et qui se glisse jusque dans les soudures de mon crâne – d’où cela a-t-il commencé à se plier et à jouer chez l’autre, chez lui, chez elle, là-bas ?

Forcément d’un autre encore, d’un encore plus autre en lui-même , d’une encore plus autre au fond d’elle-même. Autrement même. Et pour cette raison, encore moins reçu comme un message. Mais plutôt surpris dans un saisissement, à la manière d’une crampe ou d’une crispation – à moins que ce n’ait été une détente, une relâche, un dessaisissement.



Pas encore de sens, pas de sentiment : mais insensiblement un corps se dégage de lui-même. Il se défait de sa propre présence, il se décompose, il se désarticule. Un autre l’articule autrement, lui fait parler une autre langue, une langue altérée jusqu’à remonter en arrière de tout langage. Il ne sait rien de ce qui lui arrive : cela lui vient du dedans comme si c’était le plus éloigné des dehors.

Insensiblement il vient à ce corps ceci, qu’il ne fait plus corps avec soi. Il prend du jeu. Il prend de la distance. Il commence à se penser. Il se danse, il est dansé par un autre.

Comment cela commence, il faut bien que le corps l’ignore. C’est l’autre, c’est ce corps qui n’est pas le sien, qui ne s’appartient pas et qui ne tient pas en place car un autre encore, inlassablement, vient à sa place.

Il ne tient pas, mais c’est l’intenable qu’il s’agit de tenir. Il faut tenir la distance de l’autre à soi, le corps à corps. Il faut tenir le coup de ce commencement imprévisible.



Ignorant l’art de la danse, nous imaginons sa naissance.


Les yeux fermés, les oreilles bouchées, les narines pincées sauf au filet d’air nécessaire et sans odeur, la bouche close et tout le corps serré sur soi, accroupi roulé à terre, enlaçant ses épaules de ses bras et sans autre contact que l’étroit pan d’espace qui le porte, le corps ramassé pèse et s’enfonce presque à même l’épaisseur à laquelle pourtant il reste seulement tangent : déjà séparé d’être un corps et pas un tas ni une masse.

Comme un enfant dans un ventre, et pourtant ni enfant ni dans un ventre. Et malgré tout, une naissance : une danse de la naissance.

Déjà enlevé quoique non levé, déjà soulevé allongé à fleur de sol. De nulle élévation, mais dans un flottement ou comme un décollement. Se décollant de ce qui le tient grave, tenant à sa gravité par ce décollement, mettant tout son poids, toute sa pesée, dans cette façon d'être à terre sans faire corps avec la substance. Sans racine et même sans attache, corps aussi distinct qu'un corps astral, météore couché sur la place.

Pas un geste. Plutôt une gestation. Pas un geste à faire ni une attitude à prendre : plutôt la prise sur ce corps d’une pensée inquiète de lui, soucieuse de le concevoir et de l’analyser.


En quelle place le disposerons-nous, et de quelle substance sera le sol ? Le plancher d'une salle de bal ou celui d'une scène, à l'occidentale, les lattes ou les nattes d'un espace cérémoniel, à l'orientale, ou bien encore la terre battue d'une aire à l'africaine, pour une sortie de masques ? Ce sont les lieux multiples de naissance de la danse et sans doute n'y a-t-il pas une seule danse originelle, mais toujours déjà l'une ou l'autre, une variété de pas comme une variété de langues.


Toujours cependant et sous tous les espaces il y a pour finir, ou pour commencer, une terre battue : une aire déjà foulée, pressée, arasée, une étendue où l'on ne sème ni n'habite, mais
seulement étendue, et tendue aussi comme une peau de tambour, comme le cuir écorché d'un grand animal qu'on aura rasé, frappé, tanné, roué de coups pour l'étendre et l'assouplir jusqu'à le faire docile à la battue des danseurs. De la danse le sol tient déjà le ressort bandé : sol battu, rythmé, sol foulé et pilé, sol du passage et de la poussière comme une route qui serait bouclée sur soi, le départ dans l'arrivée, comme un chemin menant nulle part et partout, un chemin ne menant qu'à son cheminement, un univers tourné de toutes parts vers sa propre expansion.


Espèce de cosmogonie : terre battue jusqu'au sol qui la fait terre, terre faite terreuse, non terrienne, et territoire, non domaine, territoire étiré, exposé, extravasé : espace à explorer et à marquer, à découper, couper, à courber et détendre, à dilater et comprimer.

Rien n'est arrivé, et pourtant quelque chose arrive déjà, depuis tout le temps que ce corps est corps plié, face sur la surface élémentaire à l'altitude nulle : réduite à rien la hauteur de sa station, corps qui n'a jamais encore été debout. Il reste au ras du sol tout en se détachant de lui, comme une vague sur la mer, comme l'écume à la crête de la vague, comme un enfant disposé à sortir d'une mère, comme l'air sur la terre.

Quelque chose a déjà frémi du seul repli de ce corps sur soi. Car ce qui est plié n'est pas une organisation, n'est pas une articulation de membres et d'usages : ce qui est plié est une nervure fine, un mince réseau de fils et de flux. C'est une toile pliée, plissée, parcourue de pulsions et de palpitations par son pliage même, pénétrée des pressions de son propre poids qu'elle appuie sur soi, ou plutôt qu'elle appuie sur place, n'étant elle-même d'abord en rien distincte de la place : n'étant pour finir rien d'autre que la place qui se distingue de soi, qui se sépare et se déplace en elle-même, le corps déplié multiplié.


Seul un soulèvement sur place de la place, un décollement infinitésimal, mais tout de même la dérivée, la séparation et par elle la lancée ou la jetée vers des extrémités proches et lointaines, lointainement proches.


Ainsi le pli et la levée de l'homme, son lever un matin dans la grande faille d'Afrique : ni outil, ni discours, mais devant le corps d'un mort un balancement sur place des autres accroupis autour de lui, comme pour fuir sa fuite ou bien au contraire pour l'accompagner, un étirement de tous leurs tendons et des bras levés, tirant jusqu'aux talons.



J’imagine un danseur, - oui, je me souviens de ce spectacle immémorial –tout d’abord soulevé par la mort devant lui : au dernier spasme d’un animal, humain ou non humain, inhumain, répondant par un soubresaut, le ventre noué, la tête déjetée, mettant en branle l’insensibilité soudain ressentie du mort.

Ou bien remué par une naissance - ce n'est qu'affaire de nuance -, par un nouveau-né criant, crispé : mais toujours un ébranlement de la séparation. Déhiscence ou décollement de l'un



avec l'autre, de l'air avec la terre et du corps avec le corps : cela même qui le plie et le déplie, ce qui l'ajointe et le disjointe.

Cela qui le sépare de ce qui fut la terre et de ce qui fut un dieu.

Corps possédé par la séparation : voilà l'âme et voilà la danse, la transe et la cadence d'un écart.

L’écartement d’une présence : une présence qui se présenterait à l’écart d’elle-même. Espace, et spasme.

Ce qui arrive dans cette cadence, ce qui a commencé à arriver et qui doit toujours arriver, toujours rester inaccompli, ainsi s'accomplissant, ce qui se forme dans le bougé de la séparation, dans le tremblé de la mise l'un hors de l'autre, c'est le rythme de la détente, sa double figure et sa double allure : décharge et relâche de la tension et de l'attente.

Une attention sans intention.

Ça déclenche et ça distend. En déclenchant, ça recharge instantanément la tension, ajoutant de l'élan à l'élan, en même temps que ça se répand comme un liquide s'étale en équilibre, dans une longue égalité vibrant d'un bout à l'autre d'elle-même. Le distendu prend toute sa place étendue, partes extra partes, mais aussitôt il s'y tend à nouveau, il s'y plie et il s'y bande d'une détente de plus.


C'est à chaque pas, chaque fois, une cosmogonie explosive ou implosive : naissance ou mort d'une étoile ou d'une nébuleuse, big bang ou big crunch, grand bon ou grand creux, matière sombre dans la poussée du vide, giclée d'énergie jaillie du seul repli, de la seule villosité d'un frêle corps ténu appuyant - sourd, muet, aveugle - sur sa propre détente, au sens où l'on parle de la détente d'une arme à feu.


Le coup qui part n'est pas l'effet de la pression que le corps exerce (du doigt, du foie, du pied, de la pure pensée), mais il est la pression même montée à son extrémité, l'orgasme que sa décharge transporte à la fois très loin dehors et tout au fond de la place et de la masse des muscles entrés dans la danse.


Pour faire un monde, la danse divise aussi en soi des continents qui bougent et qui frottent les uns contre les autres leurs fortes plaques tectoniques. A la détente d'Afrique répond au loin la tenue d'Asie, le gestuaire qui tient le vide en mouvement. La main répond au pied, le cou à la cuisse, les cils aux reins, l'eau du regard à l'écume des lèvres, les narines qui inspirent à la gorge qui exhale, la laque des ongles calculés au cuir du dos cambré.



Dans toute danse remue la membrure de ces parties d'un monde et la chorée de cette géographie agitée où la terre à nouveau se sépare et se lance, tout comme un jour elle est



devenue planète, bloc erratique d'éléments ployés et plissés ensemble, amas de boues et de laves, magma brûlant, lames glissant les unes sur les autres, vagues levées s'égouttant dans le vent, cascades et tourbillons, pâtes brassées et bouillons de culture, ballet des bactéries.

Chorée de la chôra, du lieu indifférencié et insitué qui fait la matière élastique des rythmes et figures, de toutes les séparations et compositions d'éléments, poussée, traction, pulsion, et droite et gauche et haut et bas, dedans dehors, dessus dessous, ouvert fermé, jeté battu.

Chorée, nom d’une maladie, comme la tremblante ou la bougeotte, comme la danse de Saint Guy. Désordre en phase avec un délire, un accès qui survient : accès au corps, accès de corps, solution de l’âme. Crise de chorée, graphie critique de la séparation d’un lieu singulier.



Ainsi le vivant, les yeux fermés, la bouche close et les oreilles attentives à la seule balance des équilibres et ruptures, inclinaisons, déclinaisons, bien avant toute autre musique qu'une résonance sur soi de la peau tendue depuis les orteils jusqu'au bout des doigts et au sommet du crâne, le nez, la langue enfouis dans l'odeur et saveur d'une sueur que l'élan évapore, le visage absorbé dans la spirale d'un essor, le voici qui se danse et se lance dans l'absence de tout objet et de tout autre sujet que lui-même, corps ému que remue son propre enlèvement.


Il peut danser assis, couché, abattu et prostré, passant peut-être entre ses lèvres sa langue jusqu'à son aisselle, la joue plaquée contre l'épaule, ou bien des paumes saisissant ses fesses pour une immobile avancée de soi jusqu'à soi, et tout autant il peut danser déjeté, écartelé d'une enjambée où son talon touche sa nuque et l'autre pied s'expédie dans le vide, jusqu'à se séparer de soi pour n'être que retour au remuement du monde.


Se séparant pour parvenir à soi, c'est-à-dire à tout ce dehors immense et qu'il ne cesse de dilater en le touchant du dedans, genou, cheville, coude et cou, poignet, hanche, jarret, nuque, pelvis et reins, colonne et périnée, lombes, mâchoires, seins, ventre et voûte plantaire, chacun mis sur orbite séparée avec entre eux liens et déliaisons, tendons et nerfs, cartilages, tissus conjonctifs, canaux, écluses, seuils, passages dérobés, de part en part une longue traînée de poudre sombre qu'allume en un éclair l'étincelle du mouvement, la permanence du changement.



Ainsi, sur place, il saute. Il saute dans sa propre place et s'y substitue à lui-même. Il s'élève au-dessus de soi, mais à même et au ras de soi : de là, de toute sa hauteur il bondit dans sa profondeur, toujours à même, toujours plié contre soi. Il creuse le ventre et s'y jette, jambes et bras liés à son propre poids qui l'entraîne, mais qui est le poids d'un ressort dont la détente fait bondir son squelette de caoutchouc, et jusqu'à la prunelle de ses yeux.





Il saute d'un saut originaire : Ur-Sprung, archi-saut, est le nom allemand, donc métaphysique, de l'origine prise absolument. Sprung de l'Ur en lui-même aussi bien que hors de soi : un bond fait l'arche du principe.


Sur place il saute hors de la place : il l'ouvre et l'écarte de soi, il la sépare de son ici-bas auquel à nouveau il la réunit, et dans lequel il la replace comme un lieu désormais cadencé, comme une respiration qui bat, qui se soulève et qui se vide.


Il saute, il sursaute, il tressaute; il tressaille, il tremble, il frissonne; le voici frémir, bouger, bouillir, trépider, trépigner, pris de secousses ou de saccades, de glissements ou de déroulements, de progressions, processions et précessions; le voici entrer en sécession et se retirer pour mieux sauter encore.



Le sens de la danse est le sens de la séparation dans un bond qui ouvre et qui franchit en même temps la division des corps : sens d’avant tous les sens et qui les ferme puis les rouvre un par un, se glissant entre tous, sautant au fond de chacun et de l’un à l’autre, entre le même et la mêlée d’un corps singulier ou de corps pluriels, faisant de l’un plusieurs et de plusieurs une danserie.

Le sens de la danse n’est pas un sens particulier, si du moins on croit l’entendre en se représentant qu’il y a des arts de la “ vue ”, d’autres de l’ ”ouïe ”, et ainsi de suite. Il serait plutôt, s’il fallait en parler sur ce mode, un sens d’avant l’ouverture des sens : un sens glissé dès avant eux et dans leur dépliement même, ou bien comme ce dépliement. Un sens tourné, plié et déplié vers les ouvertures des sens. Un sens dépliant les sens, dépliant ou déliant le sens, absolument, la danse d’avant naissance de ce beau geste qui sépare de soi la boule cellulaire pour la déployer et la reployer en arc, en corde sensitive lovée autour d’un boyau nourricier. Un mouvement enveloppant autour de l’âme, canal invaginé, et tout autour une déclosion d’entrées et de sorties, des ouïes, des pupilles, des narines, des palpeurs tactiles et magnétiques, puis des tendons, des extenseurs et des contracteurs, des résonateurs, des danseurs.

Il danse déjà, l’animalcule occupé à se détacher du bloc moléculaire : il creuse et il rythme son devenir. Il ne devient pas ce qu’il est, il devient ce qu’il espace, il devient ce qu’il écarte et la chose étendue qu’il étire à la juste mesure d’une hystérie gracieuse cadencée dans la choresthésie. Il ne fait signe que vers cette extension mobile, vers la géographie de ce plateau qu’il traverse et qu’il engendre du même mouvement, ici même devenant un ailleurs spacieux étiré et multiplié, devenant un monde de son action pure, sa scène, son dancing, la salle de son bal, de son ballet, de sa balade. Le sens de la danse est de faire, ici même, entrer dans la danse.



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