martes, 29 de septiembre de 2009

Nancy, L'"éthique originaire" de Heidegger

En «La pensée dérobée», Paris, Galilée, 2001.
L'"éthique originaire" de Heidegger
Jean-Luc Nancy.






1. Présenter la pensée heideggerienne de l'éthique comporte une triple difficulté dont on ne peut éviter d'exposer au moins brièvement les termes : car cette triple difficulté est aussi ce qui fonde et ce qui motive la nécessité d'une exposition de cette pensée. Et l'on espère montrer ici combien cette nécessité s'impose.

a) tout d'abord, l'engagement nazi de Heidegger, puis son silence presque total sur les camps, marquent sa mémoire (indépendamment même d'un jugement proprement politique) d'une flétrissure morale qui a pu sembler à beaucoup invalider toute proposition éthique de sa part, voire l'intégralité de sa pensée. L'analyse de ces données n'est pas notre objet (et leur dossier, par ailleurs, est déjà bien instruit par des travaux importants; pour mémoire : Bourdieu, Habermas, Faye, Pöggeler, Lacoue-Labarthe, Derrida, Granel, Parfait, Janicaud, Wolin, Sluga, etc.) On se limitera à poser ceci : de la faute morale à un certain style ou à une certaine conduite du métier intellectuel (et à travers toute l'oeuvre), la conséquence est bonne; mais elle n'est pas bonne lorsqu'il s'agit de la logique par laquelle une pensée a voulu analyser ce qui constitue l'homme comme celui par qui l'"être" a originellement pour "sens" (ou pour ethos) le choix et la conduite de l'existence. Que cette pensée n'ait pas été à la hauteur de la dignité (Würde) qu'elle prenait ainsi pour thème, celaz doit encore donner à penser. Mais ce n'est possible qu'à partir d'elle (et sans oublier de se demander à quelle attente éthique précise voulait répondre l'engagement politique).

b) indépendamment de la considération précédente, on a cru pouvoir contester toute dimension éthique à la pensée de Heidegger, en s'appuyant sur sa propre récusation de l'éthique comme "discipline", sur l'absence corrélative d'une "philosophie morale" dans son oeuvre, et sur son refus de toute interprétation morale de l'analytique du Dasein. A ce compte, pour que le présent article ait un minimum de pertinence, il faudrait commencer par démontrer la fausseté de cet argumentaire, et par reconstruire la possiblité d'un abord proprement éthique de Heidegger. Non seulement la place manque ici pour cette tâche, mais on peut estimer qu'elle n'a aucune nécessité (au reste, les responsables de ce dictionnaire avaient déjà tranché en passant commande de cet article). Seule une lecture aveugle, ou une absence de lecture, a pu croire Heidegger étranger à la préoccupation éthique. Au demeurant, il existe désormais assez de travaux pour ruiner ce préjugé.[i] Nous nous contenterons donc de préciser ceci (que la suite complètera) : il n'y a pas de "morale" chez Heidegger si on entend par là un corps de principes et de fins pour la conduite, fixé par autorité ou par choix, collectif ou individuel. Mais aucune philosophie ne fournit ni n'est par elle-même une "morale" en ce sens. La philosophie n'est pas chargée de prescrire des normes ou des valeurs : elle doit en revanche penser l'essence ou le sens de ce qui fait l'agir comme tel, c'est-à-dire de ce qui le met en position d'avoir à choisir des normes ou des valeurs. Peut-être, au demeurant, cette compréhension de la philosophie est-elle déjà elle-même de provenance heideggerienne, ou du moins est-elle pour nous, aujourd'hui, nécessairement modalisée par Heidegger. Cela n'empêcherait pas de montrer comment elle convient à Spinoza, à Kant, à Hegel ou à Husserl, ni de montrer comment elle présente, et sans doute pour des raisons historiques précises, des résonances avec ces contemporains de Heidegger que sont (bien différents entre eux) Bergson, Wittgenstein ou Lévinas. Ce qui revient à dire, de manière générale, qu'il y aurait lieu de montrer comment, avec Heidegger et avec l'époque de Heidegger, la philosophie s'est (à nouveau) comprise comme "éthique" - disons, pour faire vite, plutôt que comme "savoir" -, moyennant, en particulier, une distinction de l'"éthique" et de la "morale" dont toute notre actualité a hérité (fût-ce parfois de manière confuse). Mais ce n'est pas ici l'objet : nous avons seulement à esquisser une explicitation interne de Heidegger lui-même, en s'efforçant à une fidélité aussi stricte que possible, mais dépourvue de piété.

c) La troisième difficulté est antinomique de la précédente. Si l'éthique constitue, de manière paradoxale, à la fois un thème discret, effacé, dans l'oeuvre de Heidegger, et "une préoccupation constante, une direction de marche" de sa pensée[ii] , alors c'est à un examen général de cette pensée qu'il faudrait se livrer. De fait, nous aurons à montrer à quel point la "pensée de l'être", qui est bien le titre majeur et même unique de cette pensée - n'est pas autre chose qu'une pensée de ce que Heidegger a nommé "l'éthique originelle", et qu'elle l'est donc de part en part, dans tous ses développements. En particulier, on montrerait sans peine que le fameux "tournant" (la Kehre), dont la caractérisation la plus concise est celle-ci : "passage de l'ontologie à l'ontologie" ( selon les termes des Beiträge), correspond au fond à une accentuation, à une aggravation ou à un "pli" du motif éthique. A quoi ne fut pas étrangère, on peut le supposer, une réflexion silencieusement tendue et agitée par le fourvoiement national-socialiste. Autant, par conséquent, il est exclu de mettre à part une "philosophie morale" de Heidegger - pour des raisons de droit -, autant il est exclu - pour des raisons de fait qui tiennent à l'économie d'un dictionnaire - de parcourir l'oeuvre de Heidegger. On se limitera donc à expliciter le propos fondamental du texte dans lequel est mis au jour le motif de l'"éthique originelle", c'est-à-dire la Lettre sur l'humanisme. On y rattachera quelques rappels essentiels de ce qui frayait la voie à ce motif dans Etre et temps et dans Kant et le problème de la métaphysique. Pour le reste, il faudra se contenter de suggestions ("le reste", ce serait avant tout : 1°) la pensée de la liberté comme "fondement sans fond", 2°) la pensée du langage et de la poésie en tant qu'ethos véritable, 3°) la pensée de la "technique" en tant que retrait des fondements moraux et délivrance d'une autre exigence éthique.

Pour résumer la situation : il y aurait deux objections dirimantes, "Heidegger a une mauvaise morale", "Heidegger n'a pas de morale". L'une et l'autre sont ici, non pas disqualifiées, mais renvoyées à un autre régime d'analyse. Celui qui convient seul ici doit en revanche avoir pour thème : la pensée de Heidegger s'est elle-même conçue, de part en part, comme une éthique fondamentale.


2. La Lettre sur l'humanisme[iii] s'annonce avec force et netteté, dès sa première phrase, comme une réflexion sur l'agir. De manière très claire, la question de l'humanisme est pour Heidegger la question de ce qu'est l'homme (de son humanitas) en tant qu'il a à agir ou à "se conduire" (la conduite, ou l'action en tant qu'elle est à elle-même sa fin, l'action qui n'est pas "production d'un effet extérieur"(27), nous semble un terme propre à rendre le handeln allemand, aussi bien que la praxis grecque, spécialement dans le présent contexte).

Mais ce qu'est l'homme en tant qu'il a à agir n'est pas un aspect particulier de son être : c'est son être même. Si le Dasein - selon les formules initiales de ET - est l'étant pour lequel "il s'agit dans son être de cet être" (ET, 12), c'est que ce "il s'agit de" (es geht um, "il y va de") ne met pas en jeu un simple intérêt théorique ou spéculatif. Il détruit plutôt la supposée autonomie d'un tel intérêt. Si, dans le Dasein, il s'agit de l'être (et si, sans jouer sur les mots plus que ne fait la langue, l'être est de l'agir) , c'est parce que l'être, en tant que l'être du Dasein, y est l'enjeu de sa conduite, et que sa conduite est la mise en jeu de l'être.

Ce point de départ - et plus que cela, cet axiome ou ce transcendantal absolu de toute la pensée de l'être - pourrait encore être énoncé de la manière suivante : parce que la différence de l'être et de l'étant n'est pas une différence d'être (elle n'est pas la différence de deux genres d'être de l'étant), elle n'est pas une différence entre deux réalités, mais elle est la réalité du Dasein en tant qu'il est en lui-même, de lui-même, ouvert et appelé à un rapport essentiel et "actif" avec le propre fait d'être. La différence est active, ou "praxique" : elle est peut-être la praxis même.

Ce rapport est celui du sens. Dans le Dasein, il s'agit de donner sens au fait d'être - ou plus exactement, dans le Dasein le fait d'être est : faire sens. Ce "faire sens" n'est pas théorique, ni pratique en un sens opposé au théorique (mais à tout prendre, et s'il fallait choisir, il serait plus accordé à la pensée de Heidegger de le dire "d'abord" pratique). Car le savoir, ou la compréhension de l'être en tant que sens, est identiquement l'agir du sens, ou l'agir comme sens. Etre, c'est faire sens. (Dans la droite lignée de Kant : c'est en tant que théorique que la raison pure est pratique.)

Mais ce "faire" n'est pas un "produire". Il est, précisément, agir, ou se conduire. La conduite est l'accomplissement (vollbringen, 27) de l'être. En tant que conduite du sens, ou de sens, elle est essentiellement "pensée". L'agir essentiel est la pensée. Mais cela ne referme pas l'agir sur une "pratique (seulement) théorique". Si la Lettre, avec bien d'autres textes, paraît circonscrire l'agir - et avec lui l'éthique originelle - à une activité qu'on serait porté à dire abstraite, spéculative et "active" par métaphore (celle des "penseurs" et des "poètes"), c'est par l'effet d'une lecture insuffisante. (Toutefois, Heidegger y prête lui-même, et nous devrons revenir, au bout du compte, sur ce qui peut, à cet égard, constituer une limite). En réalité, la "pensée" est le nom de l'agir parce que dans l'agir il y va du sens. La pensée (et/ou la poésie) n'est pas une forme excellente de l'agir, ce n'est pas la "conduite intellectuelle" qui serait préférable à d'autres, mais c'est ce qui, en tout agir, met en jeu le sens (de l'être) sans lequel il n'y aurait pas d'agir. Et la pensée comme telle exige donc l'agir, au sens le plus actif du terme. Mais ce qui fait l'"actif" de l'agir, ce n'est pas l'agitation - c'est le sens (ou la vérité).

C'est bien pourquoi l'agir en tant que pensée - mise en jeu du sens - est "désiré" par l'être. Ce désir est amour (34) en tant que pouvoir (mögen, 34, c'est-à-dire avoir du goût, de l'affection ou de l'inclination pour, et pouvoir (faire) quelque chose). L'être désire la pensée (on pourrait dire ici : dans la droite lignée de Hegel, "l'Absolu veut être auprès de nous"). Il la désire en ce que la pensée peut accomplir le sens qu'il est. Ce que nomme la pensée, c'est ceci : que le sens se désire comme son propre agir. (Il conviendrait de développer, ailleurs, comment le concept d'un tel "désir" n'est pas celui du désir d'objet.)

Cela signifie que l'être en tant que le fait de l'être - le fait qu'il y a quelque chose en général - constitue par lui-même le désir que ce fait soit accompli (déployé, agi) en tant que sens. Mais il faut bien entendre cette proposition dans toute sa radicalité et dans son originarité. Il n'y a pas d'abord un fait brut (l'être de l'étant, le "il y a"), puis un désir de sens (pour cet être). Car dans ce cas, le sens, l'agir et l'éthique devraient venir après et d'ailleurs que du fait de l'être. Or d'une part l'être n'est pas un "fait" en ce sens - il n'est pas quelque chose de donné, mais il est qu'il y a don -, et du sens ne peut pas lui être conféré comme une signification qu'on lui apporterait d'ailleurs. (Au reste, une telle problématique ne se rencontre véritablement dans aucune grande philosophie. Elle affleure seulement là où l'être a pu être posé comme un fait brut d'existence "en soi" en face de quoi une subjectivité aurait à assumer une donation de sens "pour soi". C'est un aspect de la pensée de Sartre - expressément visé dans la Lettre - ou des pensées de l'absurde. La spécificité de Heidegger consiste au contraire à penser l'être comme le fait du sens, et le sens comme le don de l'être.) D'autre part, le sens conçu comme signification conférée ou trouvée en sus de l'être lui-même ne pourrait pas être proprement le sens de l'être, et encore moins l'être lui-même en tant que sens. Or il est établi par ET (152) que "le sens de l'être ne peut jamais être mis en opposition à l'étant ou à l'être comme "fond" portant de l'étant, car le "fond" n'est lui-même accessible que comme sens, celui-ci serait-il même l'abîme de l'absence de sens."

Le fait de l'être, ou le fait d'être - en tant que Dasein - est eo ipso désir, pouvoir et amour (pouvoir-amour) du sens. Mais la donnée, ou la "donne", c'est précisément le "don de l'essence" (35) en tant que l'être s'y donne essentiellement comme agir du sens. Ainsi, la "donnée" est le faire-sens de l'être, et ce qui est ainsi donné ou désiré, donné comme désiré (quitte, une fois encore, à réévaluer ailleurs le sens de ces mots), c'est de "dire la vérité de l'être" ou de le "porter au langage" (29).

Le faire-sens n'est pas une production de sens. Disons, pour clarifier les choses, que ce n'est pas une activité comparable à celle par laquelle, selon Lévi-Strauss, on met en forme de sens opératoire une donnée d'existence en soi réductible à une matérialité privée de sens. (On peut du reste ajouter, toujours pour clarifier, que dans un monde qui ne se rapporte pas à l'autre monde d'un principe, d'une origine donatrice, d'un créateur ou d'un sujet-du-monde en général, il n'y a, rigoureusement, pas d'autre possibilité "fondamentale" que celles de l'alternative ainsi figurée par Heidegger et par Lévi-Strauss. A moins qu'il y ait encore à dépasser ensemble les deux termes de l'alternative, ce qui est une autre histoire - peut-être la nôtre.)

Si l'agir est un "accomplir", c'est que l'être lui-même s'y accomplit comme le sens qu'il est. Mais il n'est lui-même, l'être, pas autre chose que le don du désir du sens. Faire-sens, ce n'est donc pas faire du sens, mais c'est faire être l'être, ou encore le laisser être (37 - selon l'ambivalence du lassen allemand : bauen lassen, faire construire = laisser, donner à l'activité constructrice comme telle; sein lassen, laisser être, donner, remettre à l'activité d'être en tant que telle).

Le laisser-être n'est pas une passivité : précisément, il est l'agir même. C'est l'essence de l'agir en tant que l'agir est l'essence de l'être. Il s'agit de permettre à l'être d'être/d'agir le sens qu'il est/désire. Dans le Dasein, l'être comme tel - le fait qu'il y a de l'étant en général - n'est pas plus "présent" qu'ailleurs (l'être de l'étant en général n'est pas plus présent ou plus absent ici ou là), mais il est le "qu'il y a" de l'être en tant que sens. Ce sens n'est pas une propriété du "qu'il y a", il est (ou il fait) proprement le "qu'il y a" en tant que tel. Il l'engage et il s'y engage : "qu'il y a" est enjeu de sens. Que l'être, absolument et rigoureusement considéré en tant que tel (c'est-à-dire aussi, pour faire allusion à d'autres développements chez Heidegger, selon sa valeur verbale non substantivée - le "qu'être" plutôt que "l'être" -, et en outre saisie comme transitive - l'être est ou existe l'étant, il le "fait" être, c'est-à-dire il le fait faire-sens), que l'être, donc, soit essentiellement son propre "engagement"(29) en tant qu'agir du sens, voilà l'axiome décisif de cette pensée. Par là, l'ontologie est d'entrée de jeu, en-deçà ou au-delà d'elle-même, conduite du sens de l'être, ou du sens d'être, selon la valeur la plus forte de l'expression (c'est-à-dire, selon sa valeur la plus éthique, et la moins directionnelle).


3. La conduite du sens - ou de sens - fait l'être en tant qu'être agi par et comme le Dasein. Le Dasein est l'être en tant qu'il est en jeu comme cet étant qu'est l'homme. La conduite du sens est donc indissociable d'une "libération de l'homme pour la dignité de son humanitas"(49). La dignité (Würde) est ce qui se trouve au-delà de toute valeur assignable, ce qui est à la mesure d'un agir qui ne se règle sur rien de donné. L'humanitas doit être mesurée à ce sans-mesure de l'agir, ou bien, à l'agir lui-même en tant que mesure absolue. L'humanisme est insuffisant, parce qu'il repose sur une interprétation déjà donnée de l'étant(51), c'est-à-dire sur une interprétation qui a fixé le sens (par exemple, selon une détermination chrétienne, ou marxiste, etc. - cf. 49 - interprétation qui pourrait être d'abord latine, si la latinité devait s'avérer être fixation d'une signification de l'"homme", par exemple en regard de la "nature"). En fixant le sens - la signification du sens -, l'humanisme dérobe ou perd de vue la portée de la quatrième question kantienne, Qu'est-ce que l'homme ?, en tant que question qui porte, non pas sur une essence déterminable de l'homme, mais sur ce qui est plus originaire en l'homme que l'homme, à savoir le Dasein en tant que finitude (cf. K, .. 38 à 41).

La finitude du Dasein est la finitude de l'être en tant que désir-agir du sens. "Finitude" veut dire alors, non pas une limitation qui rapporterait l'homme - négativement, positivement ou dialectiquement - à une autre instance d'où il prendrait son sens, ou son manque de sens. Mais "finitude" veut dire précisément la non-fixation d'une telle signification : non pas, cependant, comme impuissance à la fixer, mais comme puissance de la laisser ouverte.

"Finitude" veut dire ainsi : l'inaccomplissement comme condition de l'accomplissement de l'agir (ou qu'est l'agir) en tant que sens. Cela ne veut pas dire "privation de sens", ni "sens produit par la médiation de sa privation". Cela veut dire : le sens lui-même comme "rapport de l'être à l'essence de l'homme"(51), c'est-à-dire : qu'il y va de l'être dans l'homme, ou que l'homme consiste dans (a son humanitas dans) le faire-être du sens, et le faire-sens de l'être, qui ne sauraient par conséquent se réduire à une fixation du sens de l'être. Pour que de telles fixations (significations) soient opérées (soient déterminées, choisies et règlent des conduites), encore faut-il que l'être soit exposé à - et comme - l'agir-du-sens en tant que tel, ou comme le don du désir de cet agir, c'est-à-dire le non-donné du sens, qui est le fait même de l'être comme sens - et ainsi la finitude.

C'est pourquoi "quelque chose comme (l')'être, il y en a, et il faut qu'il y en ait, seulement là où la finitude est devenue existante" (K, . 41). Mais l'existence n'est pas le donné factuel. On pourrait dire : il n'y a précisément pas de "donné factuel" avant qu'il y ait le don de l'"il y a" lui-même. Il n'y a pas de "fait" avant le don de l'être, qui constitue lui-même le don, ou l'abandon, au sens. L'existence n'est pas non plus l'actualitas ou l'entéléchie d'une essence (61 sq.). Elle est "ek-sistence", manière ou conduite de l'être comme être "hors" de soi, c'est-à-dire comme être-au-sens, c'est-à-dire encore comme faire-sens ou agir. (On pourrait essayer de dire : l'ek-sistence est l'entéléchie de ce qui n'est ni essence, ni puissance, mais sens d'être.)

Cependant, il ne faudrait pas croire pour autant que l'ek-sistence serait une catégorie ontologique étrangère à l'existence concrète. Tout autant que ce mot n'est qu'une graphie modifiée de "existence", la structure qu'il désigne n'a lieu qu'à même l'existence concrète. Ce que ET nomme la "facticité" du Dasein (. 12,p.56 et . 29,p.135) n'est sans doute pas le "factum brutum" de n'importe quel étant "intramondain", mais n'est pas non plus détaché de la simple factualité d'une existence concrète. Le "fait" que le Dasein est en tant que désiré comme agir de l'être a lieu à même le fait que tel et tel homme concret, chaque fois, existe, et que son existence "ontique" a comme telle la structure ontologique du Dasein. De manière générale, ce qu'on a pris la mauvaise habitude de traduire par "authentique" mais qui est en fait le "propre" (eigen, Eigentlichkeit) n'a pas lieu autrement qu'à même l'"impropre", à même l'existence quotidienne - et qui plus est, sur le mode même du "détournement" de l'impropre par rapport au propre (ET, 44,136, etc.-et cf. LH 83). Autrement dit, l'existence factuelle est "tout d'abord et le plus souvent" (ET 136) constituée en méconnaissance de la facticité du sens qui est le fait ontologique de l'existence elle-même. "Ce pur 'qu'il est' se montre, mais son 'd'où' et 'vers où' restent dans l'obscurité" (ET, 134). Mais c'est justement cette obscurité, c'est-à-dire cet être-non-donné du sens, qui donne tout d'abord accès à la dimension propre du sens comme ce qui est, dans l'être et de l'être, désiré et à accomplir (agir). Dans l'impropriété ordinaire du simple exister se dissimule et se révèle la propriété de sens de l'être, qui consiste précisément en un avoir-à-faire-sens, et non dans la disposition d'un sens propre donné.

Il s'en suit :

1°) que l'existence ontique a comme telle la structure de l'ek-sister ontologique,

2°) et que, corrélativement, le fait d'être (du Dasein) a comme tel la structure du faire-sens ou de l'agir.

Dans son principe, l'éthique qui s'annonce ainsi ne se réfère à rien d'autre qu'à l'existence. Aucune "valeur", aucun "idéal" flottant au-dessus de l'existence concrète, quotidienne et de quiconque, ne lui fournit d'avance une norme et une signification. Mais c'est cette existence quotidienne et de quiconque qui se trouve requise de faire sens (cf. le célèbre apologue sur Héraclite, 145-149). Cette requête, à son tour, n'émane pas d'un ciel ni d'une autorité de sens : elle est, dans l'existence, la propre requête de son être. Que l'existant, dans son agir, se donne des idéaux ou des valeurs, cela ne sera possible qu'à partir de cette requête originelle - et qui plus est, cela n'aura de sens que selon l'agir originel dont il s'agit dans la requête.

Ainsi, cette pensée s'efforce de tenir le compte le plus rigoureux de l'impossibilité, survenue avec la modernité et comme elle, de présenter un sens déjà donné, avec les évaluations qui s'en déduiraient. (On devrait, mais ce n'est pas ici le lieu, se demander si cette problématique n'est pas en fait celle de toute la philosophie, déjà présente avec l'agathon de Platon, et radicalisée une première fois avec l'impératif de Kant.)

Pour clarifier les choses, on pourrait dire : l'éthique qui s'engage ainsi s'engage à partir du nihilisme - en tant que dissolution générale du sens -, mais à l'exact revers du nihilisme - en tant que mise à jour du faire-sens comme agir requis dans l'essence de l'être (cf. 121-123). Elle s'engage donc aussi selon le thème d'une responsabilité totale et conjointe envers le sens et envers l'existence. (On ne peut que signaler en passant l'importance du motif de la responsabilité. Discrètement explicite, comme celui de l'éthique elle-même, ce motif ne tend à rien de moins qu'à "l'être-responsable de l'être envers lui-même, le propre être-soi" (K . 30), lequel n'a rien, en principe, de solipsiste ou d'égoïste, mais contient au contraire la possibilité et la nécessité de l'être-responsable envers autrui.)


4. L'ek-sistence est donc la manière d'être de l'être comme Dasein (57). Cette manière d'être est d'emblée une conduite : la conduite de l'être-ouvert au faire-sens, être-ouvert qui est lui-même ouvert par (ou bien : dont l'ouverture consiste dans) le désir/pouvoir du sens. En tant qu'ainsi ouverte, cette conduite est mise-hors-de-soi, ou ex-position comme position même de l'ek-sistant. Cet être-hors-de-soi ou cette "essence extatique" (61) ne survient pas à un "soi" déjà donné. C'est au contraire par lui que quelque chose comme un "soi" (un sujet, et un sujet responsable) peut advenir. L'"extase" telle qu'elle est à entendre ici n'est pas l'exaltation hors des limites de l'ordinaire. (Du reste, l'extase comme exaltation n'est pas du tout, en tant que telle, la marque d'un accès à l'authenticité (cf. ET,134). C'est bien pourquoi le mot "extase" subit lui aussi la modification en "ek-stase", 65.)

L'être en ek-sistence consiste à "être le là" (61). Dasein ne doit pas être compris de manière adverbiale-locale (être là), mais de manière verbale active et transitive : être le là. Ainsi, Dasein n'est décidément pas le nom d'une substance, mais la phrase d'un agir. "Etre là", en effet, présuppose le double donné préalable d'un étant et d'un lieu. Mais "être le là" implique que l'être ek-siste proprement en tant que son "éclaircie" (61). Par cette "éclaircie", il faut comprendre, non pas d'abord une illumination ou une révélation qui viendrait mettre l'être en lumière - mais l'être lui-même comme ouverture, espacement pour des possibilités de mise en lumière (cf. ET,170). L'être ek-siste (est) en tant que, comme tel, il ouvre l'être. Le là est l'ouvert en tant que, à même une existence hic et nunc, il s'agit du faire-sens. Le là est le lieu en tant que, à partir de lui, de son ouverture, quelque chose peut avoir lieu : une conduite de sens.

Le ek de l'ek-sistence est la conduite propre à être le là dans toute la mesure (et c'est la mesure même, pour autant qu'il n'y a pas d'éthique sans mesure) où en étant le là - en étant qu'il y a là une existence - l'être est le sens. Le sens, en effet, est "la structure de l'ouverture" (ET,123). Mais une telle structure n'est pas l'agencement d'un écartement (comme l'ouverture donnée d'une source, par exemple, et d'où le sens pourrait découler) : elle est l'activité d'ouvrir, ou de s'ouvrir, en tant que faire-sens. (Notons au passage que l'agir en tant qu'ouvrir implique essentiellement "l'être-l'un-avec-l'autre" comme son "fondement". L'ouverture du faire-sens est radicalement impossible sur un mode solipsiste - cf. ET,124. Il ne s'en tire pas pour autant la prescription d'une morale "altruiste". Il s'y détermine plutôt que, quel que soit le choix moral, l'autre est essentiel à l'ouverture, laquelle est essentielle au sens, lequel est l'essentiel de l'agir qui fait l'essence de l'être.)

L'être est donc essentiellement un (se)-faire-sens, moyennant l'ensemble des déterminations désormais acquises pour spécifier la portée de cette formule. Mais la détermination fondamentale est sans doute celle-ci : pas plus que le sens qu'il s'agit de "faire" n'est un sens assignable selon quoi que ce soit d'autre que l'être, pas plus l'être ne peut faire sens par la simple position d'un être-là. Il n'y a, au principe, ni simple transcendance, ni simple immanence. S'il est légitime de dire, sans aucune acrobatie verbale, que le sens de l'être est l'être du sens, ce sera pour dire que le sens (de l'existence humaine, mais avec elle, du monde) n'est principiellement rien d'autre que l'agir, ou la conduite. La conduite est ainsi la transcendance propre de l'immanence étante.

On s'arrêtera ici à l'objection qui ne manque pas de surgir : ce sens est donc identique et coextensif à toute action, quelle que soit sa signification et quelle que soit sa valeur. Ainsi, cette prétendue "éthique" débouche sur un indifférentisme (sur un subjectivisme ou sur un relativisme moral), même si cet indifférentisme est du style "morale de l'action". A cela, deux réponses :

1°) de fait, la détermination de l'être comme désir/pouvoir du faire-sens est ontologiquement et logiquement antérieure à toute évaluation d'un sens déterlminé. Il le faut bien, si l'enjeu est d'abord celui d'une dignité absolue comme caractère du Dasein. Transposé en d'autres termes : seul un sujet entièrement responsable du sens, et de sa propre existence comme faisant-sens, sans assujettissement préalable à aucun sens fixé, peut être un sujet éthique à part entière. Rien d'autre n'était en jeu, déjà, dans la dignité kantienne, pour laquelle (mis à part le modèle d'une "loi de la nature" - mais qui n'est précisément que modèle analogique) l'"universalité de la maxime" signifiait la totalité de la responsabilité, tandis que la condition du "respect" signifiait l'engagement par et devant soi-même comme "soi agissant" (cf. K, .30). Pas plus chez Heidegger que chez Kant il n'y a de subjectivisme. Pour le subjectivisme, en effet, la décision morale évaluatrice est représentée comme un bien en soi (la "liberté de choisir"), le seul "bien" véritable, déjà approprié par tout sujet en tant que tel : au fond, la subjectivité elle-même comme bien. En revanche, la dignité du Dasein consiste à devoir, dans chaque choix, engager ce qu'on peut appeler, faute de mieux, l'objectivité de l'être (et par conséquent, l'humanité et le monde). Il est très remarquable qu'un des recherches éthiques contemporaines sans doute les plus significatives dans le contexte anglo-saxon, celle que Charles Taylor oriente sur l'"idéal de l'authenticité", reste comme suspendue à mi-chemin entre ces deux directions. Dans la mesure où elle récuse le subjectivisme sans pour autant invoquer une autorité transcendante, elle indique bien - mais sans en être consciente - la nécessité d'une ontologie du faire-sens. De manière générale, il est instructif de relever à quel point le débat anglo-saxon contemporain sur le (non)fondement de la morale (entre partisans aristotéliciens-thomistes d'un "bien" déterminable et partisans libéraux d'une "justice" entre individus aux "biens" subjectifs différents) est comme involontairement adossé à la même exigence ontologique. Il ne s'agit de rien d'autre que de la fin d'une fondation métaphysico-théologique de la morale pour accéder à l'éthique comme fond de l'être. Heidegger aura donc au moins repéré les données du problème.

2°) si aucune norme ni valeur n'est encore déterminée sur le registre fondamental où il s'agit de la valeur sans valeur, dignité inévaluable, d'un se-faire-sujet (ou agent) d'évaluations possibles, en revanche on peut considérer qu'est aussitôt indiquée une attestation préalable de ce qui peut, si l'on ose dire, quasi-orienter l'agir comme tel : rien d'autre que la vérité de l'ek-sistence. Mais il ne faut pas omettre de rappeler que cette vérité a lieu à même l'existence, ou qu'elle en est l'événement même (événement et appropriation, Ereignis - thème qu'on ne peut pas développer ici). On pourrait être tenté de dire : respect de l'existence, tel est l'impératif. Mais précisément, cet impératif ne fournit pas le sens, ni la valeur. Ce qu'il enjoint, c'est d'avoir à faire le sens de l'existence comme existence. Il ne peut pas être rabattu, par exemple, sur un "respect de la vie" comme si le sens de la vie ou la vie comme sens étaient donnés. Au contraire, parler d'un respect de la vie expose aussitôt à tous les problèmes de détermination de ce qu'est "la vie", la "vie humaine", sa distinction ou non d'avec la "vie animale" (ou végétale), ses conditions de reconnaissance, de dignité, etc. On saisit par là comment tous les problèmes soulevés aujourd'hui par la "bioéthique" aussi bien que par les "droits de l'homme" mettent au jour la nécessité d'une remontée vers une ontologie de l'agir : non pas pour être résolus une fois pour toutes, mais pour que soit appréhendé le faire-sens absolu de l'agir qui se met en position d'avoir, par exemple, à décider de ce qu'est une "vie humaine" - sans pouvoir jamais fixer cet être comme une donnée acquise une fois pour toutes. (Nous le savons bien, ces considérations sont entièrement extrapolées de Heidegger : mais il est nécessaire d'indiquer au moins qu'une telle extrapolation, dont la conscience, sans doute, aura manqué à Heidegger, est non seulement possible, mais nécessaire.)


5. La "dignité propre" (75) de l'homme, celle qui ne dépend d'aucune évaluation subjective (cf. 128), tient donc à ce que l'être se remet à lui en s'ex-posant comme l'ouverture du faire-sens. L'homme qui n'est plus ni "fils de Dieu", ni "fin de la nature", ni "sujet de l'histoire" - c'est-à-dire l'homme qui n'est plus ou qui n'a plus le sens - est l'existant où l'être s'ex-pose comme faire-sens. On pourrait risquer une formule comme : l'homme n'est plus le signifié du sens (ce que serait l'homme de l'humanisme), il est son signifiant, non pas en ce qu'il en désignerait le concept, mais en ce qu'il en indiquerait et ouvrirait la tâche, comme une tâche qui excède tout sens assigné de l'homme. "Dasein" veut dire : le faire-sens de l'être qui excède en l'homme toute signification de l'homme.

Ainsi exposé, l'être est proprement la remise au Dasein de la "garde" de sa vérité. C'est en ce sens que l'homme est dit "le berger de l'être"(77). Il faut s'arrêter ici un instant, tellement cette "bergerie" a fait rire ou sourire. Certes, des termes comme "berger", "garde" et "veille" ne sont pas exempts d'une connotation évangélique et passéiste. Ils évoquent une préservation, une conservation de ce qui devrait n'être qu'ouverture et risque. Une tonalité réactive affleure ainsi, que Heidegger fut loin d'être le seul à partager, et qui est souvent le lot des discours moraux ("préserver les valeurs", etc.). Comme si la dignité inaugurale, mise au jour dans son absence de toute protection acquise, de toute assurance de sens donné, devait être elle-même protégée, sauvegardée. Or ce qui est à "garder", c'est l'ouvert - que la "garde" elle-même risque de refermer. A la dignité de l'ouvert pourrait alors se substituer une valeur insigne de ses gardiens, ces derniers venant en outre à être identifiés dans les figures déterminées du "penseur" et du "poète". Tout cela doit faire problème, et nous aurons à l'indiquer. Il reste qu'en toute logique, la "garde" de l'"ouvert" ne peut, en dernière instance, qu'être son ouverture même, sans protection ni garantie, et que le ton de la pastorale ne doit pas recouvrir l'indice d'une responsabilité absolue. Ici se tient sans doute le point crucial d'une pensée radicale de l'éthique : dans la possibilité de confondre le faire-sens originel avec une origine assignable du sens, ou l'ouverture avec un don (ou encore, c'est toute l'ambiguité du "don" qui se loge ici : on y reviendra). Penser l'origine comme ethos, ou conduite, n'est pas la même chose que représenter un ethos originaire, mais le glissement imperceptible de l'un à l'autre est aisé (la difficulté n'est pas propre à Heidegger, on la trouverait sans doute aussi bien chez Lévinas, ou chez Spinoza).

Quoi qu'il en soit, on retiendra pour le moment que ces mêmes termes - la garde, la veille, la sollicitude du berger - indiquent l'ordre d'une conduite. Il s'agit moins de conduire un troupeau que de se conduire de manière telle que "l'étant apparaisse dans la lumière de l'être"(77).

Mais cet "apparaître" n'est pas l'effet d'une production. L'homme ne produit pas l'étant, il ne se produit pas non plus lui-même : sa dignité n'est pas celle d'une maîtrise (laquelle, en général, n'est pas susceptible de dignité, mais de prestige ou de prestance). En effet, "si et comment l'étant apparaît", "l'homme n'en décide pas", c'est l'affaire du "destin de l'être"(77). Qu'il y ait quelque chose, et qu'il y ait telles choses - ce monde-ci - n'est pas en notre décision. Cela, donc, est donné : cela est en tant que donné, ce n'est pas le don. Le don lui-même n'"est" pas. Mais ce qui est proprement donné avec ce don non-étant, ou ce qui est proprement la destination de ce "destin" (et sans quoi il n'y aurait ni "don", ni "destin", mais factum brutum), c'est ce qui n'est rien de ce qui est, c'est-à-dire l'être de l'étant en tant que le désir/pouvoir du sens. Ce qui est proprement donné - ce que l'être donne et ce comme quoi l'être se donne - c'est l'avoir-à-faire-sens de l'étant et dans l'étant en totalité (son "apparaître dans la lumière de l'être"). C'est en ce sens que l'homme est responsable de l'être, ou qu'en l'homme le Dasein est l'être-responsable de l'être lui-même.

Es gibt das Sein (87) est la formule qui doit remplacer "l'être est" : "l'essence de l'être" est "essence qui donne, qui accorde sa vérité" (ibid.). Ce que donne l'être, c'est l'être lui-même. L'être donne d'être. L'être (de l'étant) n'est donc pas un "don" qu'il "ferait". C'est toute l'ambiguité du thème du "don", et c'est la raison pour laquelle, on le verra encore, on peut préférer "laisser" à "donner" : l'être laisse être l'étant. L'être ne "donne" pas quelque chose : l'être est le laisser-être par lequel quelque chose est. Ainsi, son être même, ou son essence, se "donne", se "laisse" ou "transit" l'étant en tant que "vérité", c'est-à-dire comme ce qui ouvre au sens - et justement pas comme un à un sens ou comme vers un un horizon appropriable de signification. Le "don" en tant que "don" est inappropriable, et c'est cela même qu'il "donne" - ou qu'il "laisse" (ainsi, ce qu'on reçoit en cadeau ne devient pas notre propriété comme ce que nous avons acquis; le don devient "mien" sans aliéner son essence inappropriable de don; pour ces raisons essentielles, ce qui est ici nommé "don" à la faveur de l'idiomatisme es gibt - "ça donne" - ne peut pas désigner "un don"). Le don devient "mien" sans aliéner son essence inappropriable de don. Inversement, et corrélativement, ce qui est "laissé" devient "mien" sans retenir quoi que ce soit d'un donateur, qui sans cela ne laisserait pas être - ou faire - son propre laisser-être.

C'est pourquoi il s'agit de correspondre à ce "don", ou à ce "laisser-être/faire" comme tel. Il s'agit d'y répondre et d'en être responsable, d'être engagé par lui. Il s'agit de trouver le geste accordé, la conduite juste ("das Schickliche...das diesem Geschick entspricht", 77) envers la donation ou le laisser être/faire comme tels. C'est-à-dire, envers l'être : car l'être n'est pas, il faut y insister, le donateur du don (es gibt, "ça donne" - il n'y a pas plus de propriétaire du don en amont qu'en aval : pour autant qu'on garde, conformément à Heidegger, le motif du don, il faut ici faire appel aux analyses qu'en a données Derrida). L'être est le don lui-même, ou bien, l'être est de laisser-être, tout comme il est "l'éclaircie" (79), c'est-à-dire qu'il ek-siste l'existant : il ne lui "donne" donc pas l'existence, il est, transitivement, l'ek-sister.

Le geste accordé est celui qui "touche"(81) à l'être. (Il serait nécessaire de développer ici la différence entre le simple toucher comme sens, en allemand Tast, tasten, et le rühren employé par Heidegger, qui signifie de manière plus dynamique remuer, affecter, (é)mouvoir.) S'il s'agit de "toucher" à l'être ou de le toucher, c'est parce que celui-ci est "le plus proche"(79), et il l'est en tant que la transitivité de l'ek-sister. Si, dans le Dasein, "il s'agit de" l'être, c'est en vertu de cette proximité intime : l'existence se touche, c'est-à-dire aussi se "bouge", se met en mouvement hors de soi et s'affecte de son propre ek-. L'agir, cet agir du "toucher", est ainsi ce qui est en jeu dans l'être "dont il s'agit". (On pourrait dire aussi que le thème de l'auto-affection originaire est ici renouvelé, hors de la sphère conscientielle et affective, comme thème d'un ethos originaire.)

"Proximité" et "toucher" évoquent ce qu'il faudrait appeler la distance intime selon laquelle "l'être" se rapporte à "l'essence de l'homme", c'est-à-dire selon laquelle "l'être lui-même est le rapport"(81). Etre = le rapport de l'existence à elle-même en tant qu'agir du sens. Etre, pour l'existant, c'est précisément ne pas être là purement et simplement, mais ouvrir à un accomplissement de sens.

(Au-delà de ce que dit Heidegger, il faudrait aller jusqu'à préciser ceci : le faire-sens ne peut que mettre en jeu, chaque fois, la totalité de l'étant. Par conséquent, même si le Dasein a le privilège de faire surgir expressément le "désir" du sens, le reste de l'étant doit lui aussi être analysé, disons pour faire vite comme une attente muette de sens, et cela, non pas simplement comme l'attente d'une signification qui lui serait conférée par l'homme, mais du même sens d'être - ou du sens du monde - dont il s'agit dans le Dasein, ou comme Dasein. Plus encore, la différence de l'être-en-attente-muette-de-sens et du désir du sens est elle-même constitutive du faire-sens : c'est parce que la totalité de l'étant est là qu'il faut qu'il y ait un être-le-là comme tel, ouvrant au sens la totalité de l'étant et/ou s'ouvrant lui-même au sens de la totalité de l'étant. Plus encore, le Dasein ne peut sans doute se découvrir comme ayant à agir le sens que parce qu'il est en lui-même structuré selon le rapport de son être-là à son être-le-là, ou de son existence à son ek-sistence, ce qui désigne en particulier un être-corps de son sens et un être-sens de son corps. Aussi bien n'y a-t-il pas d'agir, et pas non plus l'agir comme pensée, qui ne soit "du corps".)


6. Le rapport de l'existence à elle-même comme ouverture du sens et au sens n'est pas autre chose que le rapport de l'"impropre" au "propre" (83). L'impropre de l'existence ordinaire se découvre comme "impropre" en tant qu'il a essentiellement rapport avec le "propre" - fût-ce sur le mode de la fuite ou de l'évitement. Ce qui veut dire : il a rapport avec son propre "propre", avec ce qui lui est le plus propre et le plus proche, l'appel à faire sens. On pourrait transcrire : rien n'est plus ordinaire que l'appel, le plus souvent désabusé, au "sens de l'existence", et rien n'est plus rare que de répondre à cet appel de manière conforme ("responsable"), c'est-à-dire sans s'abuser par un "sens" supposé donné à l'existence, comme d'en-deçà ou d'au-delà d'elle, au lieu de s'en tenir au faire-sens de l'ek-sister.

Mais que cela soit rare ne signifie pas, de manière accablante, que c'est là un privilège réservé à quelques-uns ou très difficile à obtenir : cela signifie qu'il est de l'essence du sens de l'être de ne pas se donner comme un sens déposé (et donc, une fois encore, de ne pas être proprement donné), et que la dignité de l'homme lui vient d'être exposé à cette essence du sens comme à ce qui le touche de plus près que tout. Ce qui le touche - ou à quoi il touche - mais qui ne se laisse pas incorporer, approprier et fixer comme un acquis. Si le sens était acquis, ou bien, ce qui revient au même, s'il était à acquérir, il n'y aurait aucune possibilité éthique. Si, au contraire, l'agir du sens est l'exercice du rapport (du "toucher") avec ce qui est le plus proche mais qui n'est rien d'appropriable comme un étant, alors, non seulement il y a de l'éthique, mais l'éthique est l'ontologie de l'ontologie même (quant à l'appropriation, elle est l'événement d'être, l'Ereignis).


"La proximité déploie son essence comme le langage"(83). Ce rôle essentiel du langage ne dément pas le primat de l'agir. Il ne s'agit pas de dire que l'exercice du langage est le seul véritable agir, reléguant au second plan les actions "pratiques". Sans doute, nous devrons indiquer plus tard une certaine réserve envers le rôle que Heidegger confie au langage, une réserve dont la ressource n'est cependant pas ailleurs que chez Heidegger lui-même. Mais il faut d'abord situer au plus juste la place du langage.

Le langage n'est pas une conduite supérieure. Il est l'élément dans lequel la conduite s'avère en tant que conduite-de-sens. D'une part, le langage fait l'expérience du sens en tant que ce qui est à demander ou à questionner. Il est "question qui est expérience"(110). D'autre part, ce dont il fait l'expérience - le sens de l'être, c'est-à-dire l'être comme sens (93) -, il l'expérimente ou il l'éprouve comme "le transcendant pur et simple"(93, 95). Le langage répond à l'être comme au "transcendant" : mais il ne lui répond pas en assignant le transcendant, il répond en co-respondant à la transcendance du transcendant, et ainsi il répond à la transcendance en en prenant la responsabilité. C'est ainsi qu'il est lui-même "la maison de l'être, advenue-et-appropriée (ereignet) par lui et ajointée sur lui" (85), c'est-à-dire qu'il est, comme structure de langage, beaucoup moins un "logement" pour un sens désigné que l'Ereignis même du sens, événement-appropriant (désir/pouvoir) du sens (sur l'Ereignis, bien d'autres développements seraient nécessaires). Il l'est en tant qu'il est proprement l'élément du sens. Mais il n'est pas l'élément du sens en tant que production de significations. Il l'est en tant que les significations ne peuvent jamais être signifiées que sur le fond du faire-sens, qui n'est pas lui-même une signification (et qui renvoie peut-être plutôt au "juste silence", 113).

En vérité, le "langage " désigne ici beaucoup moins l'ordre de la verbalité (cf. 83) que cela à partir d'où cet ordre peut avoir lieu, et qui est, précisément, l'expérience de la transcendance (ou plus exactement : l'expérience comme transcendance, et comme sa responsabilité). Toutefois, la transcendance doit être comprise, de manière très précise, non pas comme ce qui dépasserait l'existence vers un pur "au-delà" (et qui, du même coup, ne relèverait plus du langage, mais d'une autre expérience, d'une expérience - disons, mystique - du transcendant comme tel, plutôt que de la transcendance), mais comme ce qui structure l'existence elle-même en "au-delà", en ek-sistence (cf. 133, "le 'monde' est précisément l'au-delà à l'intérieur de l'ek-sistence et pour elle"). La transcendance (du sens) de l'être est transcendance de l'immanence et pour l'immanence : elle n'est pas autre chose que le désir/pouvoir du faire-sens, et ce désir/pouvoir comme faire-sens.

A partir de là, la transcendance de l'être peut et doit s'énoncer expressément comme "l'éthique originelle" (151). Le sens, en effet, ne rapporte pas l'existant à une signification transcendante qui le sublimerait hors de lui-même. Le sens apparaît bien plutôt comme "l'exigence d'une intimation qui lie l'homme, et de règles disant comment l'homme, expérimenté à partir de l'eksistence de l'être, doit vivre en accord avec cette destination" (141). Une telle intimation n'est pas nécessaire parce qu'il faudrait obliger à l'exécution d'une loi, dont au demeurant on ne saurait encore rien. Elle est au contraire la manifestation du sens comme tel, en tant que sens de l'agir. (Si on veut le dire ainsi, on peut dire : le sens est la loi.) Heidegger écrit à propos de Kant (K, _30) : "le respect devant la loi est en soi une révélation de mon "soi" en tant que "soi" agissant", cependant que "cela devant quoi le respect est respect, la loi morale, donne la raison à elle-même en tant que libre". (Prenons ici l'occasion de souligner encore l'importance de la provenance kantienne. Tout se passe comme si le souci de Heidegger était de ressaisir le point où la subjectivité kantienne se dégage, par elle-même, de la fondation subjective (de la représentation, de la signification) pour s'avérer agissante, c'est-à-dire exposée au sens non donné.)

Ce qui est éthique, ici, n'est pas l'effet d'une distribution disciplinaire qui distinguerait l'ordre des significations morales (valeurs) de l'ordre des significations cognitives ("logiques") ou naturelles ("physiques") (143). Les "disciplines" ne peuvent prendre place, en effet, que comme des régimes de signification, "après" le faire-sens comme tel. Celui-ci est antérieur à de telles partitions, et il l'est en tant qu'"intimation", de même que la conduite de l'existence est antérieure à toute détermination de significations. (D'où il faudrait logiquement déduire que tous les ordres disciplinaires sont "originairement éthiques", le cognitif, le logique, le physique, l'esthétique autant que le moral.)

L'ethos doit être pensé comme "séjour" (selon le mot d'Héraclite, éthos anthropô daimon, 145). Le séjour est le "là" en tant qu'ouvert. Le séjour est donc une conduite beaucoup plus qu'une demeure (ou bien, "demeurer" est avant tout une conduite, la conduite d'être-le-là).[iv] La pensée de cette conduite est ainsi l'"éthique originelle", parce qu'elle pense l'ethos comme conduite de/selon la vérité de l'être. Cette pensée est ainsi plus fondamentale qu'une ontologie : elle ne pense pas "l'étant dans son être", mais "la vérité de l'être". C'est déjà en ce sens que la pensée de ET "s'est désignée comme ontologie fondamentale" (151). Il devient donc clair, non seulement que la pensée de l'être implique une éthique, mais beaucoup plus radicalement qu'elle s'implique elle-même comme éthique. L'"éthique originelle" est le nom plus approprié de l'"ontologie fondamentale". L'éthique est proprement ce qu'il y a de fondamental dans l'ontologie fondamentale. Toutefois, on ne peut substituer la première désignation à la seconde sans risquer de perdre de vue ceci, qui est l'essentiel : l'ethos n'est rien d'extérieur ni de surimposé à l'être, il ne s'y ajoute pas et ne lui survient pas, il ne lui donne pas non plus de règles venues d'ailleurs. Mais l'être est - parce qu'il n'est rien d'étant - cela qui ek-siste l'existant, cela qui l'ex-pose au faire-sens. L'être est la conduite ek-sistante du Dasein. C'est aussi pourquoi, plutôt que toute appellation qui évoquerait une "philosophie morale" déduite d'une "philosophie première", Heidegger préfère retenir l'expression de "pensée de l'être", en déclarant qu'elle n'est "ni éthique, ni ontologique", "ni théorique, ni pratique" (155).

Cette pensée "n'a pas de résultat" (155, 165) : elle ne donne ni normes, ni valeurs. Cette pensée ne guide pas la conduite, elle conduit (157) elle-même vers la pensée de la conduite en général - non pas comme ce qui est à normer ou à finaliser, mais comme ce qui constitue la dignité même : d'avoir, en son être, à faire sens d'être. (Au demeurant, si la pensée comme éthique originelle "délivrait des maximes (...) univoquement calculables, (elle) ne refuserait rien de moins à l'existence que - la possibilité d'agir.", ET, . 59, 294).

Ce qu'il y a de délibérément provocant dans la formule "cette pensée n'a pas de résultat" demande une considération précise. Cette formule revient aussi à dire qu'une telle pensée est son propre résultat, ou "effet" (155). Non parce qu'elle tournerait en rond dans sa pure spéculation, mais parce qu'elle n'est possible comme pensée (à l'instar de toute pensée véritable) qu'en tant qu'elle est elle-même une conduite, un agir existentiel. Elle met et elle se met activement, c'est-à-dire aussi qu'elle s'oblige, à la rencontre de la dignité humaine en tant que celle-ci est incommensurable à une fixation de signification et à un remplissement de sens : c'est-à-dire, en fin de compte, incommensurable à toute "pensée" au sens courant du mot (idée, concept, discours). Ni un sens indéfiniment projeté au-delà ("philosophie des valeurs"), ni le sens capté et fixé comme pure autonomie (subjectivisme du libre choix) ne peuvent assurer une telle dignité. (L'un et l'autre, du reste, ménagent des déceptions autrement cuisantes que celle qui semble ressortir, au premier abord, du "sans résultat" heideggerien : et c'est bien ce dont témoigne le désarroi moral contemporain, car ce qu'il ne retrouve pas, ce sont à la fois les valeurs et le libre-arbitre. Mais il montre ainsi qu'il n'a aucun sens de l'éthique.)

La dignité ne peut être qu'à la mesure de la finitude, et la finitude, on l'aura désormais compris, signifie la condition de l'être dont le sens fait le fond et la vérité en tant que faire-sens. (L'infinitude serait la condition d'un être dont le sens serait le résultat, produit, acquis et rapporté à soi.) De manière abrégée : l'ek-sistence est le sens, elle n'a pas de sens.

L'existence, elle, a des sens (et des non-sens) nombreux, elle peut et elle doit en avoir, en recevoir, en choisir et en inventer. Leur nombre et leur ampleur restent incommensurables au sens unique de la dignité. Toucher à ce sens - c'est-à-dire, non pas l'absorber comme une signification, mais s'y ex-poser -, voilà la conduite à laquelle s'efforce la pensée. Ce qui la marque comme conduite, c'est qu'elle sait qu'elle se conduit elle-même à "l'échec" qui consiste à "se briser contre la dureté de son objet" (113). Mais ce n'est là ni une conduite d'échec, ni une façon "de 'philosopher' sur l'échec" (ibid.). C'est la conduite qui se conduit de manière à prendre la mesure de l'écart incommensurable entre toute "pensée" (idée, représentation, etc.) et l'agir fondamental qui la fait elle-même penser. Elle prend la mesure de l'écart absolu qu'est le sens.

Il n'y a là rien de mystique : mystique est la pensée qui projette d'emblée son insuffisance dans la suffisance d'une effusion signifiée au-delà d'elle-même. Mais ici, la pensée éprouve seulement le rapport de l'impropre au propre comme ce qui est proprement à penser, mais qui précisément n'est pas un "objet de pensée" : qui est le geste de la conduite, et plus que le geste, l'événement de l'être qui ek-siste comme conduite de sens. Ce qui est appelé "pensée" n'est donc pas l'élaboration discursive et représentative "au sujet" de cette conduite : c'est l'être-engagé dans celle-ci.

On rappellera très brièvement comment cet événement d'être est indiqué dans ET en tant qu'"appel de la conscience" (._56 sq.). Cet appel "crée" un "être en dette" (280). La "dette" n'est ni un endettement, ni une culpabilité. Elle est "un prédicat du 'je suis'" (281). En cela, elle est la responsabilité (282, cf. 127) qui m'incombe en tant que je suis "le fond d'une négativité" (283), c'est-à-dire le "fond" de l'ek-sister comme tel. - On pourrait voir là une articulation de Kant dans Hegel : le moment de la négativité comme impératif, et réciproquement, ce qui revient à convertir la propriété du négatif de poiesis en praxis. - Dans les termes de LH : on est responsable du don en tant que tel. L'appel ou le don est déjà par lui-même un "agir sur soi" (ET, 288). En même temps, la responsabilité ne se joue pas entre un "être" impersonnel et un "soi" isolé : il n'y a pas d'"être impersonnel", l'être est bien plutôt, si on veut le dire ainsi, l'être-personne du Dasein, ou encore, dans une formule qui serait à la fois provocante et humoristique, l'être personnel du Dasein (cf. le rapport complexe au terme de "personne", ET _10). Par conséquent, la responsabilité n'a jamais lieu que comme responsabilité avec et envers les autres (288).

La pensée en son sens d'"éthique originelle" est ainsi l'épreuve de cette responsabilité absolue du sens. Toutefois, cet "éprouver"n'est pas un "ressentir" (le mot, du reste, n'est pas dans le texte, et n'est employé ici que comme un recours provisoire). Pas plus qu'une mystique cette éthique n'est une esthétique. Il ne s'agit pas d'éprouver le sentiment sublime de l'incommensurable dignité, et l'agir de la pensée ne consiste pas à en savourer le mélange de plaisir et de peine... Il s'agit de s'exposer à l'absence de concept et d'affect (qu'on pense, encore, au respect kantien - mais aussi, à bien relire les textes, au sublime en tant qu'apatheia) qui fait très exactement l'articulation de l'être comme ek-sistence, ou comme faire-sens. L'intimation du sens, et/ou son désir, est sans concept et sans affect. Ou bien : l'ethos originel est la synthèse a priori ek-sistante du concept et de l'affect en général. Et c'est ainsi seulement qu'il est, non pas l'objet, mais l'affaire de la pensée.


7. S'ouvrir au faire-sens comme tel, comme enjeu de l'être, c'est dès lors s'ouvrir à la possibilité du mal. Car "l'être néantise en tant qu'être" (161). C'est-à-dire, en toute rigueur, que le don en tant que possibilité/intimation du faire-sens se donne aussi lui-même comme la possibilité de ne pas recevoir le don en tant que don (sans quoi il ne serait ni "don", ni "désir", ni "intimation" - ni ce qui est plus proprement l'a priori synthétique de ces trois catégories). Il ne s'agit pas d'une "mauvaiseté" humaine à incriminer (157) en face de la générosité de l'être. Cette générosité elle-même offre la possibilité du "rien" dans l'essence de l'être. Cela ne signifie pas que les deux possibilités antagonistes sont indifférentes, car on ne pourrait alors les nommer "mal" et "bien". Cela signifie que le mal est possible comme la "fureur" (157) qui précipite l'être dans ce rien qu'il est aussi bien. Comment distinguer l'ek-sister ainsi précipité dans son néant de l'ek-sister exposé à sa plus propre possibilité de sens ? Comment, au fond, distinguer un néant de l'autre ? Heidegger veut au moins faire entendre qu'aucune proposition de distinction (de "norme") n'a de sens véritable si on ne maintient pas fermement la pensée devant la possibilité que le faire-sens "néantise", se détruise en tant que tel. Sans doute, la crispation, qu'on peut déceler à la lecture du texte, dans le refus de tenter la moindre détermination du mal peut avoir quelque chose d'inquiétant, et sur quoi il faudrait revenir ailleurs. Mais il faut accorder ceci : toute détermination du mal nous laisserait en retrait de la nécessité de penser la possibilité du mal comme possibilité de l'ek-sistence. Elle nous laisserait en retrait de la responsabilité de l'être comme ek-sistence.

C'est du reste ce qu'indique le passage où Heidegger esquisse une histoire récente de la négativité "dans l'essence de l'être" (161) (par où le "néantiser" se montre indissociable de "l'histoire de l'être" - ou de l'être comme histoire -, qui le met au jour dans son caractère d'essence). Il relève que la négativité apparaît dans l'être avec la dialectique spéculative, mais c'est pour remarquer aussitôt que "l'être est alors pensé comme volonté qui se veut comme volonté de savoir et d'amour" : autrement dit, la dialectique relève le mal dans ce savoir et dans cet amour. Dans cette dernière forme de la théodicée, le "néantiser" reste "voilé dans l'essence", ou encore "l'être comme volonté de puissance se cache encore". C'est donc comme volonté de puissance que le néantiser s'est manifesté sans résorption dialectique. On pourra commenter cette indication en songeant à la date du texte, 1946. Si Heidegger n'est pas plus explicite, c'est à coup sûr parce qu'il se refuse à séparer la question du nazisme de celle d'une essentielle "Weltnot" (171), d'une détresse ou pénurie du monde moderne, liée au déchaînement de la "technique" (et à laquelle il ne suffit pas d'opposer une protestation morale). Ce qui veut dire au moins que le monde moderne - ou l'être dans son dernier "envoi" - met au jour, dans un jour implacable, un "engagement" sans réserve de l'ek-sister dans la responsabilité entière du sens (ce qui peut vouloir dire en outre que l'exigence à laquelle entendait répondre l'engagement nazi était éthique, et que le nazisme lui-même s'est révélé comme le retournement de cette exigence dans la "fureur"). En cela, l'"éthique originelle" n'est pas seulement la structure, ou la conduite, fondamentale de la pensée, elle est aussi ce qui se délivre à la fin, et comme l'accomplissement, de l'histoire "occidentale" ou de la "métaphysique". Nous ne pouvons plus nous référer à des sens disponibles, nous devons prendre la responsabilité absolue du faire-sens du monde. On ne saurait calmer la "détresse" en remplissant l'horizon des mêmes "valeurs" dont l'inconsistance - une fois leur fondement métaphysique effondré - a précisément laissé se déployer la "volonté de puissance". Mais cela veut dire que le "fond" doit être envisagé autrement : en tant qu'ek-sistence.

C'est ainsi que la conduite éthique originelle rencontre sa loi, son nomos propre : le nomos du "séjour", c'est-à-dire du "maintien" selon l'ek-sistence (163). Il s'agit de se maintenir et de "se tenir" conformément à l'injonction de l'être - qui est injonction d'être-eksistant. La conduite, la dignité, est une affaire de tenue. Il faut se tenir : tenir bon devant la responsabilité du faire-sens qui s'est déployée sans réserves. L'homme doit se comprendre lui-même selon cette responsabilité.

Cette tenue est avant tout celle du langage. L'agir "pensant" consiste à "porter au langage". Ce qui est à porter au langage n'est pas de l'ordre des maximes. Celles-ci, comme telles, n'ont pas à être proprement "portées au langage" : elles sont des significations disponibles, jusqu'à un certain point du moins. (Pour reprendre cet exemple : on peut énoncer un "respect de la vie", mais cela ne dit rien de ce qui fait sens ou non à travers la "vie" et son "respect".) La tenue du et dans le langage n'est pas autre chose que le respect ou le souci du faire-sens : le refus, par conséquent, de le rabattre sur les facilités moralisantes ou sur les séductions esthétisantes (ainsi, par exemple, ET pouvait-il écarter les interprétations du "répondre à l'appel" comme "vouloir avoir une "bonne conscience" (ou comme) "un culte volontairement rendu à l'appel" (288) : ce qui n'exclut pas que le Discours de rectorat, et même avant lui déjà, non seulement un aspect de la Lettre, mais un aspect de ET - l'analytique du "peuple" comme "co-destin" - soit tombé dans ces pièges).

Ainsi, c'est à l'égard de la tenue du langage que LH énonce ses seules maximes proprement dites, qui sont les maximes de la "tenue" même : "la rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire, l'économie des mots" (171). Cette triple maxime ne propose pas des valeurs. Il n'est pas non plus possible de l'employer tout uniment à mesurer l'"éthicité" d'un discours donné. La sobriété soucieuse, voire sourcilleuse, qu'elles évoquent, et qui a pour elle toute une tradition kantienne - la prose sublime - et hölderlinienne peut toujours aussi bien tourner en affectation puritaine. On ne peut confondre l'éthique du "porter au langage" avec une morale, voire avec une police des styles. La triple maxime n'est que la maxime de la mesure du langage dans son rapport avec le non-mesurable du faire-sens.

C'est pourquoi Heidegger peut prendre comme exemple du "faire inapparent de la pensée" (167) l'usage même de l'expression "porter au langage" (dont il vient de dire qu'elle est à prendre "en son sens littéral", 165). Si nous la pensons, dit-il, "nous avons porté au langage quelque chose où se déploie l'essence de l'être lui-même". Cela signifie que "porter au langage" ne consiste pas à exprimer par des mots un sens déposé dans la chose de l'être (l'être n'est justement pas une chose). C'est littéralement (il faudrait dire "physiquement") porter l'être lui-même, en tant qu'ek-sister, à la venue ou à l'événement qu'il est : à l'agir du faire-sens. Le langage fait être l'être, il ne le signifie pas. Mais "faire être l'être", c'est l'ouvrir à la conduite de sens qu'il est. Le langage est l'exercice de la responsabilité principielle. Ainsi, dire "l'homme", ou l'humanitas de l'homme, cela ne peut pas revenir, pour peu qu'on ait de la "tenue", à exprimer une valeur acquise. Ce sera toujours - pour le dire ainsi - se laisser conduire par l'épreuve d'une question - qu'est-ce que l'homme ? - qui s'éprouve déjà elle-même au-delà de toute question à quoi une signification pourrait donner réponse. Le langage est l'agir en tant qu'il s'oblige indéfiniment à l'agir. "Porter au langage", ce n'est pas s'en remettre aux mots : c'est au contraire remettre les actes de langage, comme tous les actes, à la conduite de sens, c'est-à-dire à la finitude de l'être, c'est-à-dire à l'ek-sistence où "l'homme passe infiniment l'homme".


8. Puisqu'on a voulu, ici, s'en tenir à exposer le principe d'une lecture non seulement possible, mais nécessaire, on ne développera pas ce qui devrait aller au-delà : c'est-à-dire, ce qui devrait prendre une perspective critique, ou déconstructrice, sur cette lecture elle-même. Mais on proposera, pour conclure, trois brèves remarques qui esquissent cette tâche :

a) incontestablement, l'éthique heideggerienne est loin de mettre l'accent sur "l'être-le-là-avec-autrui", qui est pourtant essentiellement co-impliqué dans l'ek-sistence selon ET. Que le sens ne soit ou ne fasse sens que dans le partage que la finitude est aussi essentiellement, voilà qui n'est, au moins, pas souligné. C'est aussi sans doute la raison pour laquelle il aura été possible de traiter un "peuple", sans autre forme de procès, comme un individu. La rigueur voudrait que l'analyse aille jusqu'à la singularité plurielle comme condition de l'ek-sistence[v]. Cette singularité n'est pas celle de l'"individu", mais celle de chaque événement d'être dans "le même" individu et dans "le même" groupe. En outre, la singularité de l'événement d'être doit aussi être considérée en tant qu'elle affecte la totalité de l'étant. Il faudra aussi "porter au langage" l'être ou le sens éthique de l'étant non-humain. De toutes les manières, "porter au langage" est indissociable d'un "communiquer" sur lequel Heidegger ne s'arrête pas. Ce n'est pas la communication du message (de la signification), mais celle du faire-sens-en-commun, qui est autre chose que faire un sens commun. C'est la finitude en tant que partage.

b) simultanément, l'attention donnée au langage - et particulièrement sous les espèces de la poésie - est toujours en passe (surtout chez le Heidegger des écrits sur le langage) de privilégier comme agir unique et dernier (non plus "originel") une énonciation silencieuse qui pourrait s'avérer avoir la structure, la nature et l'allure d'une pure profération de sens (et non de la "conduite de sens"). La poésie - et/ou la pensée - donnerait le sens, fût-ce en silence, au lieu d'y ouvrir. C'est donc en ce point même, à la pointe de l'agir qui "porte au langage", qu'il faudrait penser comment c'est le "porter", portant l'être même, qui est proprement l'agir, plus que le langage comme tel, ou comment l'exister s'ex-pose hors langage par le langage même. Ce qui aurait lieu, en particulier, au sein du faire-sens-en-commun, soit par un langage qui est d'abord adresse. (On pourrait dire : l'éthique serait "phatique" plutôt que "sémantique". Nous proposons aussi de le dire en ces termes : le faire-sens s'excrit plutôt qu'il ne s'inscrit en maximes ou en oeuvres.)

Ces deux remarques reviennent à dire : l'"éthique originelle" ne pense pas encore assez la responsabilité de sa propre ex-position (à autrui, au monde), qui constitue pourtant sa logique véritable.[vi] D'une manière paradoxale, cette pensée reste tributaire de l'"humanisme" qu'elle récuse : et de manière plus paradoxale encore, elle en reste tributaire dans la mesure où elle fait le dasein responsable d'une "garde" de l'être. Car c'est en ce point précis qu'il s'agit moins de "monter la garde" que de "laisser être". "Laisser être", toutefois, ne signifie pas laisser faire le tout-venant. Ce n'est pas un "libéralisme". Comment ne prendre l'être, ni pour le tout-venant, ni pour une Bien retiré dont il faudrait garder - en tous les sens du mot - le secret ?

c) en revendiquant le titre d'"éthique originelle", et en l'identifiant à une "ontologie fondamentale" antérieure à toutes les partitions ontologiques et éthiques de la philosophie, Heidegger n'a pas pu ne pas faire délibérément silence sur la seule oeuvre majeure de philosophie qui se soit intitulée Ethique, et qui est aussi bien une "ontologie" qu'une "logique" et une "éthique"[vii]. Son mutisme sur Spinoza est bien connu : c'est ici sans doute qu'il est le plus "criant". Il y aurait beaucoup à en dire. Nous nous contenterons de l'observation la plus courte : énoncer que l'ethos est l'ek-sister de l'existence même pourrait être une autre façon de dire que "la béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même" (Ethique, V, prop. 42).







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[i]. La bibliographie sur l'éthique heideggerienne est déjà importante. Je n'entreprends pas de la recenser ici. J'indique seulement, comme un aperçu très utile et très riche sur les travaux récents, le numéro spécial de Con-tratto, "Heidegger e l'etica", n°1-2, anno II, Padova, Il Poligrafo, 1993. - Quant à la présente étude, elle est issue d'un article rédigé pour le Dictionnaire d'éthique en cours d'élaboration aux Presses Universitaires de France, sous une direction collégiale coordonnée par Monique Canto-Sperber.
[ii]. Daniela Battini, Con-tratto, p.197.
[iii]. Les numéros de page donnés sans autre référence renvoient à ce texte, dans l'édition bilingue - traduction Roger Munier - donnée par Aubier en 1963 (3e ed. en 1983). Etre et temps = ET, avec pagination allemande ( édition hors-commerce Authentica, 1985, traduction Emmanuel Martineau). Kant et le problème de la métaphysique = K, et n° de . (traduction Alphonse de Waelhens et Walter Biemel, Gallimard, 1953). Nous modifions parfois les traductions.

[iv].-Ici encore, il faudrait longuement analyser ce qui sépare et ce qui accole, dans le thème de l'"habiter", le conservatisme "Forêt-Noire" souvent et très justement imputé à Heidegger, et le thème d'une conduite "ouverte" de l'être-au-monde : tout l'essai Bâtir, habiter, penser se lit dans ces deux directions
[v]. - Cf. Jean-Luc Nancy, Etre singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996 : on essaie d'y montrer la nécessité d'une autre analytique existentiale, celle qui commencerait avec le Mitsein.
[vi].- En d'autres termes, et de manière lapidaire : Lévinas n'est pas par hasard sorti de Heidegger (provenant de lui, allant hors de lui). Mais ce qu'on voudrait suggérer, c'est qu'il faut aussi relire Lévinas à partir de Heidegger.
[vii]. - Comme on le sait, il souligne lui-même le titre de Spinoza dans son cours sur Schelling, en disant : "Que cette métaphysique - c'est-à-dire la science de l'étant en totalité - se caractérise comme "Ethique", c'est là l'expression du fait que l'action et que l'atitude de l'homme sont d'une importance capitale dans la façon de procéder au sein du savoir, et de fonder ce savoir." (Schelling, trad.fr. Jean-François Courtine, Paris, Gallimard, 1977, p.66-67). Pierre Macherey a esquissé une analyse du rapport de Heidegger à Spinoza dans Avec Spinoza, Pais, PUF, 1992, p.225 sq.