viernes, 27 de mayo de 2011

Balibar, E., Gewalt.




Gewalt
Etienne Balibar








Entrée publiée (en allemand) dans le Historisch-Kritisches Wörterbuch des Marxismus, Herausgegeben von Wolfgang Fritz Haug, Band 5 : Gegenöffentlichkeit bis Hegemonialapparat, Argument Verlag, Hamburg 2001.



Le paradoxe de la relation que le marxisme entretient avec la question de la violence, c’est que, tout en ayant apporté une contribution décisive à l’intelligence du « rôle de la violence dans l’histoire », et plus précisément de l’articulation entre des formes de domination et d’exploitation (au premier chef, le capitalisme) et des modalités structurelles de la violence sociale, de la nécessité des luttes de classes et des processus révolutionnaires, et contribué ainsi à définir les conditions et les enjeux de la politique moderne, il n’en a pas moins été fondamentalement incapable de penser (et donc d’affronter) le lien tragique qui, de l’intérieur, associe politique et violence dans une unité de contraires elle-même suprêmement « violente » - à la façon dont celui-ci affleure par exemple, à différentes périodes, dans les œuvres d’historiens et de théoriciens tels que Thucydide, Machiavel ou Max Weber.

Il y a à cela plusieurs raisons : l’une est le privilège absolu accordé par la théorie marxiste à une forme de domination (l’exploitation du travail), dont les autres apparaissent comme des épiphénomènes, ce qui conduit à ignorer ou sous-estimer leur contribution propre à l’économie de la violence et de la cruauté ; l’autre est l’optimisme anthropologique inscrit au cœur de la conception du « progrès » en tant que développement des forces productives de l’humanité, qui constitue le postulat de base de la conception marxiste de l’histoire des formations sociales ; le dernier, enfin, est la métaphysique de l’histoire en tant que réalisation concrète du procès de « négation de la négation » (ou d’aliénation et réconciliation de l’essence humaine générique), qui transmet au marxisme le schème théologique et philosophique de la conversion de la violence en justice. La coexistence dans la pensée de Marx et de ses successeurs (avec toutefois de considérables différences de profondeur intellectuelle) de ces deux aspects étroitement liés entre eux : reconnaissance des formes extrêmes de la violence sociale et de leur rôle, méconnaissance du problème spécifiquement politique qu’elles posent, n’a pas été sans redoutables conséquences dans l’histoire des mouvements sociaux et des processus révolutionnaires qui, officiellement, se sont réclamés du marxisme et dont les forces dirigeantes ou dissidentes recherchaient chez Marx les instruments de leur « maîtrise ». Elle se fait plus que jamais sentir dans le contexte de la phase actuelle de mondialisation du capitalisme et de recherche des politiques alternatives qu’appellent ses contradictions. Cette limitation constitutive du marxisme n’empêche pas, bien au contraire, que son histoire au cours des deux derniers siècles n’ait été l’occasion de saisissantes tentatives intellectuelles pour en prendre la mesure et en formuler les enjeux. Dans l’exposé qui va suivre, on ne se proposera pas de donner une présentation exhaustive des formulations marxiennes et marxistes relatives à la violence, mais on essayera d’analyser quelques-uns des textes et des épisodes les plus saillants qui illustrent la question ainsi posée.

L’exposé s’organisera de la façon suivante : nous procéderons à partir de la relecture d’un texte qu’on peut considérer comme l’exposition d’une doctrine « classique » du marxisme sur la question de la Gewalt : la brochure posthume d’Engels Die Rolle der Gewalt in der Geschichte de 1895. En dépit de son caractère inachevé, ce texte possède un degré de cohérence et de précision théorique très supérieur à la plupart des autres références que nous serons amenés à invoquer, y compris chez Marx lui-même. Ce ne peut donc être un hasard s’il soulève quelques-uns des problèmes de fond que pose l’approche marxiste, et s’il a donné lieu pour cette raison à plusieurs discussions et critiques dont nous sommes encore dépendants. Il n’empêche qu’il s’agit par certains côtés d’une simplification, par d’autres d’une extension et d’une transformation des formulations de Marx. Après en avoir caractérisé l’orientation, nous devrons donc procéder à un double déplacement. D’une part, de façon rétroactive, nous devrons retourner aux plus significatives des conceptions de la Gewalt esquissées par Marx lui-même, dans différentes conjonctures et différents contextes, et essayer de comprendre l’aporie qu’elles comportent : formulations liées au schème de la « révolution en permanence » et sous-tendues par une philosophie activiste de la praxis (de part et d’autre des révolutions de 1848), formulations inhérentes à la critique de l’économie politique ou gravitant autour d’elle (par rapport auxquelles nous verrons que la théorisation du « fétichisme de la marchandise » comporte des implications très singulières), enfin dilemmes de la « politique prolétarienne » dans le contexte des affrontements avec les autres tendances du socialisme du XIXe siècle. D’autre part, en sens inverse, nous devrons esquisser un parcours et un diagnostic des oppositions de doctrine qui se déploient dans le « marxisme » post-engelsien, d’une façon nécessairement sommaire étant donné l’ampleur du matériau. Ces oppositions sont bien entendu inséparables d’orientations stratégiques qui ont joué un rôle décisif dans l’histoire politique du dernier siècle. Elles correspondent à deux grands cycles de mouvements sociaux et d’événements, décalés dans le temps, mais qui ont fini par se superposer : celui des luttes de classes et des révolutions anticapitalistes, celui des luttes anti-impérialistes, anti-coloniales puis post-coloniales. Bien que ces cycles soient aujourd’hui, pour l’essentiel, achevés dans leur forme classique, une bonne partie des questions auxquelles ils ont donné lieu trouvent des prolongements dans la conjoncture historique actuelle, qu’on peut rattacher au phénomène fondamental de la « mondialisation » : c’est pourquoi les « hérésies » du marxisme qui se nourrissent, entre autres, de positions divergentes sur la question de la nature et des fonctions politiques de la Gewalt (ou peut-être même se constituent essentiellement à partir d’une divergence sur ce point, comme on le voit de façon exemplaire dans l’opposition du bolchévisme et de la social-démocratie à propos de la révolution violente, de la dictature du prolétariat et de la guerre civile) ont de grandes chances de se reproduire et de trouver des héritiers dans les débats contemporains sur les crises et les alternatives à « l’ordre mondial » en cours de constitution, même si ce n’est pas nécessairement sous le nom et dans le langage du marxisme. C’est bien entendu ce qui fait l’intérêt d’une relecture attentive de son corpus et d’une interprétation de son histoire, qui sans cela n’auraient qu’une portée archéologique.

Munis de ces trois ordres de références, nous pourrons essayer en conclusion d’expliciter le problème qui nous paraît sous-jacent à toute cette histoire, et que les « catastrophes réelles » du XXe siècle (dont le marxisme a été à la fois l’acteur et la victime) ont conduit à un point de non-retour : non pas celui d’une alternative entre réforme et révolution, comme les marxistes ont eu tendance à le croire, mais plutôt celui (qui les déterminait à leur insu) d’une « civilisation de la révolution » (Zivilisierung der Revolution) dont dépendent sans doute, en contrepartie, les possibilités réelles d’une « civilisation de la politique » et de l’Etat lui-même. Il s’agira en ce sens - à partir d’une question dont nous pensons personnellement qu’elle n’est pas une question particulière, parmi d’autres, mais bien la question constitutive de la politique, d’esquisser une critique du marxisme, à la fois sur le plan théorique et sur le plan éthique, dont dépendent les possibilités de son utilisation à venir.

I. Die Rolle der Gewalt in der Geschichte : tentative d’une systématisation dialectique.

La brochure connue sous ce titre a une histoire complexe et révélatrice. Il s’agissait de l’une des tentatives d’Engels pour tirer des chapitres « théoriques » de l’Anti-Dühring de 1875 un ouvrage autonome, dans lequel apparaîtrait l’originalité de la conception matérialiste de l’histoire et de sa méthode dialectique, en même temps que seraient résolus les problèmes de doctrine, d’organisation et de stratégie du mouvement ouvrier désormais unifié sous la direction des chefs « marxistes » (du moins en Allemagne et, virtuellement, dans d’autres pays dont les partis socialistes constitueront plus tard la « Deuxième Internationale »). Mais, à la différence de la brochure Socialisme utopique et socialisme scientifique, l’ouvrage sur le rôle historique de la Gewalt, entrepris autour de 1887, ne devait pas être achevé par l’auteur, et le texte publié en 1895-1896 dans la Neue Zeit par Bernstein, puis corrigé par les éditeurs russes des œuvres de Marx et Engels en 1937, ne correspondait qu’à une partie du projet initial. Celui-ci, tel que l’indiquent les brouillons d’Engels, devait comporter trois parties : d’abord une reprise des chapitres de l’AntiDühring intitulés Gewalttheorie I, II, III, directement consacrés à la réfutation de la conception de la Gewalt exposée par Dühring, ensuite une reprise des chapitres antérieurs (Ière partie, chapitres 9 et 10) intitulés « Moral und Recht / Ewige Wahrheiten - Gleichheit » (finalement laissés de côté), enfin un essai entièrement nouveau (laissé inachevé) sur la politique bismarckienne qui venait d’aboutir à l’unité allemande en tant qu’empire prussien, le tout précédé d’une préface dont nous avons l’argument simplement esquissé. L’ensemble eût donc correspondu à un traitement complet (dont Dühring fournit le prétexte) de la question de la « politique » dans une perspective marxiste, à la fois sous l’angle théorique (rapports entre superstructures et structure économique de la société) et sous l’angle pratique (« application » de la théorie à la question qui détermine immédiatement les caractéristiques de la politique européenne et modifie radicalement, en apparence au moins, les perspectives de la révolution socialiste : « Wenden wir nun unsre Theorie auf die deutsche Geschichte von heute und ihre Gewaltspraxis von Blut und Eisen. Wir werden daraus klar ersehen, weshalb die Politik von Blut und Eisen zeitweilig Erfolg haben musste und weshalb sie schliesslich zugrunde gehen muss », M.E.W., 21, 407).

Cette reconstitution des intentions de l’auteur nous amène immédiatement à une remarque de langue et de terminologie fondamentale pour la suite de notre propos. En allemand (langue dans laquelle écrivent Marx, Engels et les premiers marxistes) le mot Gewalt possède une extension qu’on ne retrouve pas dans ses « équivalents » des autres langues européennes : violence ou violenza et pouvoir, potere, power (également susceptibles de « traduire » selon les contextes Macht ou même Herrschaft). Vu ainsi « de l’extérieur », le terme Gewalt recouvre donc une ambiguïté intrinsèque : il désigne à la fois l’antithèse du droit ou de la justice et leur réalisation ou leur prise en charge par une institution (généralement l’Etat). Cette ambiguïté (qu’on retrouverait naturellement chez d’autres auteurs) n’est pas nécessairement un inconvénient. Elle signale au contraire l’existence d’une dialectique latente ou d’une « unité de contraires » constitutive de la politique. En un sens Engels n’a fait que l’expliciter, et c’est ce que nous devons ici faire comprendre. Pour cela il nous faudra d’une part conserver au terme Gewalt, en tous contextes, l’indétermination qu’il possède virtuellement (par exemple dans l’idée de revolutionäre Gewalt, ou de revolutionäre Rolle der Gewalt in der Geschichte), mais d’autre part recourir à l’idiome étranger pour signaler l’accent mis sur le « côté destructeur » de la violence (qui, après un passage par Sorel et ses Réflexions sur la violence, revient en allemand dans l’essai de Benjamin Zur Kritik der Gewalt), ou sur le côté institutionnel, voire « constitutionnel » du pouvoir (qui l’emporte tendanciellement dans la construction des Etats-partis du « socialisme réel » et dans l’interprétation qu’ils donnent de la notion de « dictature du prolétariat »).

L’intention d’Engels attire également notre attention sur l’importance fondamentale, pour l’interprétation des thèses qui allaient constituer la référence principale du « marxisme » et de ses critiques, de la conjoncture dans laquelle elles sont formulées et assemblées, à savoir la Gründerperiode de l’Empire allemand, entre 1875 et 1895. Cette période, notons-le, est aussi celle dans laquelle Nietzsche, critique de Dühring en sens inverse de celui que développe Engels, tente de définir philosophiquement une « grande politique » alternative à l’institution bismarckienne du Machtstaat (Jenseits von Gut und Böse et Zur Genealogie der Moral paraissent respectivement en 1886 et 1887). Et sa fin coïncide avec la parution des premiers essais de « politique appliquée » de Max Weber qui tentent précisément de fonder l’idée post-bismarckienne d’un Etat « national-social » (Der Nationalstaat und die Volkswirtschaftspolitik, Akademische Antrittsrede, 1895 ; Zur Gründung einer national-sozialen Partei, 1896), tout en reprenant certain des thèmes qui avaient servi à la critique métaphysique de Dühring (le caractère « diabolique » de la puissance). C’est pourquoi, de même qu’il est nécessaire, avant de revenir à Marx, de se faire une idée des résultats de son interprétation « marxiste » par Engels, il faut entamer la lecture de la brochure de celui-ci par ses « conclusions » politiques.

Les historiens actuels (cf. H.A. Winkler, vol. I, p. 178 sq.) attachent toujours la plus grande importance à l’analyse proposée par Engels de la « Revolution von oben » (expression adoptée, sinon forgée par Bismarck lui-même) au moyen de laquelle se trouva finalement « réalisé » le rêve de l’unité allemande. Cette analyse pose plusieurs problèmes étroitement liés entre eux : celui du sens et des limites de l’enthousiasme d’Engels pour la Realpolitik bismarckienne, celui de la validité de la thèse affirmant l’incapacité politique propre de la bourgeoisie, enfin celui des causes de son inachèvement.

L’enthousiasme d’Engels concerne essentiellement la capacité dont Bismarck aurait fait preuve d’imposer à la bourgeoisie allemande la politique adéquate à ses propres intérêts (en particulier la politique militaire, mais aussi l’institution du suffrage universel) « contre sa volonté ». Bismarck reprend en ce sens le modèle bonapartiste de 1851, mais en allant encore plus loin dans le sens de l’abandon des justifications idéalistes (le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », principe dont Louis-Napoléon s’était fait le champion). Dans une description quasi-schmittienne de la « tatsächliche Diktatur » qui permet à Bismarck de trancher les contradictions dans lesquelles s’empêtre la bourgeoisie allemande prise entre les différentes « voies historiques » susceptibles de réaliser l’unité nationale à laquelle elle aspire, Engels associe étroitement l’idée d’une politique du réel, qui détruit les Selbsttäuschungen morales et juridiques dont sont imprégnés les « représentants idéologiques » de la bourgeoisie, avec l’idée de « moyens révolutionnaires » (c’est-à-dire exceptionnels, anti-constitutionnels) mis au service d’une « fin révolutionnaire », la formation de l’Etat moderne longtemps retardée en Allemagne par les intérêts dynastiques et la Kleinstaaterei. Il s’oppose ainsi doublement à la pensée libérale : en décrivant les principes parlementaires comme autant de vêtements idéologiques de l’impuissance historique (du moins dans une situation où la résolution du « problème » posé par l’histoire, l’achèvement de « l’impossible » unité allemande, ne peut venir que de la Gewalt), et en faisant du militarisme prussien incarné par Bismarck (du moins jusqu’à la Guerre franco-allemande de 1870-71) une force progressiste et non pas réactionnaire.

Mais cet enthousiasme a ses limites, et l’on peut même penser que c’est en vue de les faire apparaître qu’Engels est allé aussi loin dans l’éloge du « Chancelier de fer ». En montrant à la bourgeoisie qu’elle avait besoin d’un maître, comme aurait dit Kant, il prépare l’entrée en scène de l’acteur collectif (le prolétariat) qui s’avèrera le maître du maître, et lui démontre qu’elle-même n’est rien politiquement (on pense à la phrase du Général de Gaulle en 1945 : « entre les communistes et nous il n’y a rien »). Cette proposition s’exprime précisément en termes de Gewalt : seules deux « forces » font véritablement l’histoire, l’Etat et le peuple (« Es gibt in der Politik nur zwei entscheidende Mächte : die organisierte Staatsgewalt, die Armee, und die unorganisierte, elementare Gewalt der Volksmassen », MEW, 21, 431), et l’une doit inévitablement prendre le relai de l’autre. Cela se produira parce que - une fois son but atteint - l’impérialisme national devient réactionnaire, incapable de gérer les conséquences de ses propres actions (comme on le voit à la politique bismarckienne d’annexions contre le sentiment des populations, et à ses méthodes policières en politique intérieure), et parce que désormais (à la différence de 1848) la classe ouvrière unifiée « weiss, was sie will », et pourra retourner contre l’Etat les armes mêmes dont celui-ci se sert pour la contrôler. Cependant ce correctif apporté par Engels à la fonction historique du « grand homme » (que son réalisme même finira par précipiter dans l’illusion) ne lève pas toute ambiguïté. On le voit bien à l’analyse des deux autres questions que nous avons mentionnées.

L’incapacité politique de la bourgeoisie est-elle une caractéristique structurelle de cette classe, ou bien un phénomène conjoncturel lié au « retard » et au « blocage » du développement historique en Allemagne ? Engels qui adapte ici les analyses du bonapartisme dans les Luttes de classe en France et Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte (« autonomisation » de l’appareil d’Etat et de la « volonté » qui l’incarne en raison de la façon dont les forces de classes antagonistes se neutralisent) retrouve aussi les difficultés qui avaient été celles de Marx. Il semble privilégier la thèse de l’exception allemande, ou du Sonderweg, mais celle-ci est susceptible de se renverser. Car l’histoire des obstacles à l’unité allemande est un condensé de l’histoire européenne tout entière depuis les Guerres de religion, et par comparaison c’est bien plutôt le modèle de la Révolution française, privilégié par le Manifeste, qui fait figure d’exception , qui n’est pas susceptible de se répéter : moment singulier, situé « ni trop tôt ni trop tard » pour que la bourgeoisie puisse effectivement mobiliser le prolétariat, les Volksmassen, au service d’un renversement violent de la domination féodale, et ainsi « prendre le pouvoir ». Et du coup la notion même de révolution devient problématique. Une « Revolution von oben » est-elle une révolution ? Le terme de « révolution » n’est-il pas irrémédiablement équivoque, dans la mesure précisément où il enveloppe une référence à plusieurs types de Gewalt, qui ne s’inscrivent pas dans un même schéma de luttes de classes ? Nous allons voir que cette difficulté est également au cœur des développements « théoriques » empruntés à l’Anti-Dühring, mais d’ores et déjà elle nous permet de mieux comprendre quels obstacles ont finalement entraîné l’interruption de la rédaction d’Engels.

Pourquoi ce texte (comme tant d’autres dans le corpus marxien) est-il demeuré inachevé ? Une première hypothèse est qu’Engels n’a pu « croire » jusqu’au bout à sa propre analyse de l’Empire bismarckien, qui laisse échapper des éléments essentiels. La référence allusive que comporte son esquisse à la « Sozialreformscheisse » est révélatrice. Plus encore que Napoléon III, Bismarck est l’inventeur d’un modèle d’intégration des luttes de classes ou d’Etat « national-social » avant la lettre, et l’évaluation des chances qu’ont l’impérialisme ou la classe ouvrière de l’emporter dans la confrontation (à laquelle le Sozialistengesetz donne une forme dramatique) dépend du degré de Wirklichkeit qu’on reconnaît à cette invention, manifestement sous-estimée par Engels comme par la plupart des marxistes. De même, la description spontanéiste proposée ici pour caractériser la politique prolétarienne (« die unorganisierte, elementare Gewalt der Volksmassen ») est-elle nécessaire logiquement pour marquer le Wendepunkt qu’annonce l’entrée en scène de la classe ouvrière en tant qu’acteur de sa propre histoire, mais contradictoire avec les perspectives de construction du parti politique auxquelles Engels est en train de travailler… De même que Marx quelques années auparavant, il se trouve pris entre des formulations de type anarchiste et de type étatiste ((bakouniniennes et lassalliennes), sans pouvoir véritablement tenir un discours marxiste spécifique. Comme dans les chapitres théoriques antérieurs, le critère d’après lequel se trouvent déterminées la signification et les conditions d’applications de la Gewalt, est fourni par le « sens de l’histoire » : il s’agit de savoir comment violence et pouvoir interviennent dans le cours de la Weltgeschichte, soit pour « l’accélérer », soit pour tenter de lui faire « obstacle ». Mais ce sens est lui-même défini à partir d’une hiérarchisation a priori des formes de la Gewalt. Le fait que la « solution » de la question nationale (et plus généralement la constitution des sociétés bourgeoises modernes dans la forme d’Etats nationaux) constitue un moment nécessaire de la Weltgeschichte ne fait l’objet que d’un postulat empirico-spéculatif. Et l’idée que l’introduction, par le militarisme moderne, des Volksmassen dans l’appareil de la Staatsgewalt, déboucherait sur une contradiction « ultime » dont ne pourra sortir que son renversement, risque de n’être qu’une pétition de principe.

La construction dialectique d’Engels dans les trois chapitres de la Gewalttheorie forme pourtant un ensemble étonnamment cohérent. On peut le caractériser comme « renversement du renversement ». La conception de la Gewalt exposée par Dühring avait deux caractéristiques fondamentales. D’une part elle « renversait » le schéma du matérialisme historique en posant que les structures économiques, ou plus exactement les rapports d’appropriation et d’exploitation, dérivent de « faits du premier ordre » qui sont des Gewalttaten, c’est-à-dire des phénomènes d’asservissement (Knechtung, Unterwerfung) et de domination (Herrschaft, Beherrschung) imposée par la force, ce qui plaçait l’ensemble de l’histoire des formes sociales et des rapports de propriété sous le signe de l’injustice. D’autre part elle remontait à une catégorie métaphysique de la Gewalt, définie de façon abstraite ou anhistorique, mais surtout située en deçà des oppositions entre « exploitation de l’homme » et « exploitation de la nature », « politique » et « économie » (Dühring parle de Gewalteigentum). D’où la tonalité profondément rousseauiste de son argumentation, justement soulignée par Engels, qui par contrecoup tend lui-même à retrouver la conception hégélienne d’une négativité qui, tout au long de l’histoire, « surmonte » ou « relève » (aufhebt) sa propre puissance destructrice pour parvenir à la réalisation d’une communauté humaine substantielle.

Il importe d’abord à Engels de faire descendre la Gewalt du ciel des idées métaphysiques pour l’analyser comme phénomène politique, inscrit dans une histoire des transformations de la politique. En plusieurs passages, il semblerait qu’une pure et simple équivalence s’instaure entre les deux notions : « Das war eine Gewalttat, also eine politische Tat » (M.E.W., 20, 147). En fait, la relation est plutôt une inclusion d’un terme dans l’autre. La politique inclut la Gewalt, mais ne s’y réduit pas. Ou plutôt, la Gewalt est une composante irréductible de toute politique, en sorte qu’il est illusoire de se représenter une action politique effective qui n’y ait pas recours. On peut même penser que c’est cet élément de Gewalt qui joue toujours le rôle décisif, quelques soient les forces ou les classes sociales, y compris par conséquent pour la politique prolétarienne - même si se pose alors la difficile question de savoir s’il existe une modalité spécifiquement prolétarienne d’action violente (qui se distingue par exemple de la guerre). Pourtant la politique ne se réduit pas à la Gewalt, qui en ce sens n’est jamais « nue » ou « pure » : non seulement elle suppose les moyens économiques de l’exercer, mais elle comporte aussi un aspect de « représentations » (Vorstellungen) (les idées bourgeoises libérales, le socialisme) et « d’institutions » (Einrichtungen) (le parlementarisme et le suffrage universel, l’éducation populaire, l’armée elle-même). On retrouve ici la polysémie du terme Gewalt signalée plus haut, mise à profit par Engels pour esquisser une dialectique interne à l’histoire de la politique. Tantôt en effet la Gewalt, ramenée à la violence organisée (et notamment à la guerre : guerre étrangère ou guerre civile), ne forme qu’une partie du système des moyens politiques ; tantôt elle inclut l’ensemble des effets de pouvoir et se trouve surdéterminée par d’autres termes qui connotent aussi l’action politique. Suivant une tradition d’origine saint-simonienne, Engels semble parfois penser qu’il existe une tendance de la politique - menée à son terme par le mouvement socialiste - à se civiliser elle-même, en réduisant l’élément militaire au profit de l’élément institutionnel. Mais la ligne principale de l’argumentation vise plutôt à montrer que la lutte des classes, dont la politique n’est que la forme, tend vers une confrontation ultime, nécessairement violente, entre les forces antagonistes (bourgeoisie et prolétariat), qui est aussi une confrontation entre deux modalités antithétiques de la violence politique. Ou plus exactement, elle montre qu’une telle confrontation exprime la nécessité immanente à l’évolution économique (ökonomische Entwicklung), qui tend à dépasser les formes de l’exploitation et de la sujétion (Herrschafts- und Knechtschaftsverhältnisse, expression directement venue de Hegel).

L’argumentation d’Engels est commandée par la reprise d’un schème logique qui jouait déjà le rôle fondamental dans la dialectique hégélienne de l’histoire : celui des moyens (ou du matériel « humain ») et des fins historiques (cf. Hegel, Die Vernunft in der Geschichte). Ce schéma implique que les actions et les intentions particulières des acteurs (individus et surtout peuples ou « individus collectifs ») soient lisibles à un double niveau : de façon immédiate et consciente ils apparaissent comme contingents, mais de façon indirecte (et déterminante, même si c’est inconsciemment) ils sont nécessaires, du moins dans la mesure où ils contribuent à la réalisation de la fin que l’esprit poursuit dans l’histoire (c’est-à-dire sa propre rationalité). Mais Hegel va plus loin, et sur ce point il est en fait déjà le théoricien du « rôle de la Gewalt dans l’histoire » : il pose que l’irrationalité apparente des actions humaines, l’usage qu’elles font des passions, du conflit et de la violence, est en fait la forme phénoménale contradictoire sous laquelle se manifeste la puissance objective de la raison. D’où le « réalisme » de la politique hégélienne, rigoureusement indissociable de son « idéalisme ». Chez Engels, la téléologie de la raison devient celle du développement économique de l’humanité, passant par la dissolution des communautés « primitives » et les formes successives de la propriété privée avant de reconstituer une communauté supérieure dont la « socialisation » capitaliste des forces productives prépare les conditions. D’où son insistance sur le fait que la Gewalt politique (et particulièrement la Staatsgewalt) est efficace/effective (wirksam/wirklich) dans la mesure seulement où elle est fonctionnelle du point de vue du développement économique de la société (Engels parle d’une gesellschaftliche Amtstätigkeit de la Gewalt, M.E.W., 20, 167) et où elle s’inscrit dans le sens de l’évolution économique (comme ce fut le cas de la Révolution française). D’où également sa théorie ingénieuse de l’inversion des apparences dans la sphère politique par rapport à la logique économique profonde, qui lui permet de rendre compte à la fois des « décalages » entre histoire politique et histoire économique, de l’autonomisation des idées, des forces et des institutions politiques par rapport à la lutte des classes fondamentale, et même de l’incapacité des classes économiquement dominantes à devenir aussi politiquement dominantes (on rejoint la question du bonapartisme et du bismarckisme, c’est-à-dire la question de l’échec des « révolutions populaires » ou « révolutions d’en bas » et de leur remplacement par des « révolutions d’en haut » au XIXe siècle). Mais une telle inversion ne peut jamais être que transitoire. Mieux, elle doit représenter la forme de la transition vers son redressement rationnel, sans quoi la logique des moyens et des fins serait, précisément, annulée.

Il serait erroné, cependant, de croire qu’Engels puisse se contenter de « traduire » un schème hégélien du langage de l’esprit dans celui de l’évolution économique. La spécificité des problèmes que pose l’interprétation des rapports entre Gewalt et structures de classes (au sens de Marx) l’oblige à inventer une argumentation originale. Mais ici la logique des moyens et des fins se divise tendanciellement en interprétations profondément différentes, dont chacune pose des problèmes spécifiques. La première, qui met l’accent sur la dépendance immédiate de toute violence organisée par rapport à ses moyens matériels, et donc par rapport aux moyens économiques de production de ces moyens (techniques, niveau de développement industriel, ressources financières de l’Etat), concerne essentiellement la guerre de conquête. Elle conduit en particulier à esquisser une histoire des formes de la tactique militaire en fonction des révolutions technologiques de l’armement. La seconde met au contraire l’accent sur les formes sociales de l’incorporation des masses aux structures de la violence institutionnelle, et concerne l’incidence de la lutte des classes au sein de la Staatsgewalt elle-même. On pourrait (c’est sans doute ce que souhaite Engels) les considérer comme complémentaires, mais il nous paraît plus fructueux de les opposer, non seulement en raison de leur postérité divergente, mais en raison de la signification complètement différente qu’elles confèrent à la notion de « détermination économique en dernière instance ». La première débouche sur une représentation techniciste du primat de l’économique sur le politique, qui réduit encore l’autonomie de celui-ci, mais elle présente l’intérêt d’introduire une discussion cruciale sur le parallélisme historique entre le développement des moyens de production et celui des moyens de destruction (armements), voire même une dialectique des forces productives et des forces destructives dans l’histoire de l’humanité (que Engels résout de façon « optimiste » en soutenant le primat en dernière instance des forces productives). La seconde est plus décisive pour déterminer si la notion de « révolution » peut s’appliquer de la même façon à tous les processus de transition à un nouveau mode de production. Il faut bien reconnaître qu’ici Engels fluctue de façon étonnante entre les deux extrêmes : après avoir soutenu (dans Gewalttheorie, I) que le processus d’élimination économique de la féodalité par la bourgeoisie est en train de se répéter à l’identique comme élimination économique de la bourgeoisie par le prolétariat, il en vient (dans Gewalttheorie, II) à analyser l’histoire des formes successives de l’incorporation du peuple aux armées modernes (depuis les Révolutions américaine et française jusqu’au militarisme prussien) comme un processus sans précédent d’éducation des masses à la politique, qui contient en germe le renversement de la Staatsgewalt en « Gewalt der Volksmassen » et le dépérissement révolutionnaire de la « machine » répressive de l’Etat (« sobald die Masse des Volks … einen Willen hat … die Maschine versagt den Dienst, der Militarismus geht unter an der Dialektik seiner eignen Entwicklung » (M.E.W., 20, 158). Pour que la révolution du mode de production capitaliste soit possible, il faut donc que la lutte des classes ne reste pas cantonnée dans l’infrastructure, mais qu’elle pénètre au cœur même du fonctionnement de l’Etat et le subvertisse. Engels n’ose pas cependant prophétiser cette issue de façon catégorique, et dans les dernières lignes du même chapitre il présente plutôt l’effondrement du militarisme et la révolution comme les deux termes d’une alternative.

Ce que la dialectique économico-politique inventée par Engels retient de Hegel, au bout du compte, c’est seulement (mais c’est peut-être l’essentiel, en termes de « conception du monde ») l’idée d’un procès historique pensable comme une « conversion » (Verkehrung, Umbildung, Konversion) de la Gewalt en rationalité (chez Hegel, la rationalité institutionnelle, étatique, chez Engels la rationalité de l’évolution économique conduisant au socialisme), de telle sorte que non seulement la Gewalt ne soit pas « extérieure » au devenir effectif de la rationalité, mais que ce soient précisément ses formes « extrêmes » qui rendent compte de la puissance du rationnel, et de la façon dont les actions des individus (ou des masses qui, chez Engels, se substituent à eux) sont incorporées au développement objectif. Ce qui se manifeste ainsi, c’est une sorte de Gewalt au-delà de la Gewalt, qui coïncide avec la nécessité de son propre dépassement (l’expression est pratiquement présente dans le texte d’Engels, notamment lorsqu’il veut montrer comment le processus immanent de l’histoire assigne ses limites aux formes politiques mêmes dont il s’est servi : « Sie [die Bourgeoisie] hat dies Resultat ihres eignen Tun und Treibens keineswegs gewollt - im Gegenteil, es hat sich mit unwiderstehlicher Gewalt gegen ihren Willen und gegen ihre Absicht durchgesetzt… », M.E.W. 20, 153). On est certes, ici, à l’opposé d’une métaphysique de la violence comme « mal radical » indépassable ou indestructible, qu’Engels croit déceler chez Dühring, mais il n’est pas sûr qu’on soit à l’opposé d’un concept métaphysique de la violence, en tant que principe d’interprétation des processus historico-politiques qui opère la transmutation de l’irrationalité en rationalité, ou le « renversement des apparences ». Et qui, de ce fait, rend possible le « forçage » de la rationalité dans le réel, au risque d’en méconnaître les « excès » irréductibles (même à long terme). C’est donc d’ici qu’il faut repartir, d’une part pour examiner dans quelle mesure les analyses de Marx s’insèrent sans reste ni résistance dans cette théorisation dialectique (qui en a rendu possible la popularisation et l’usage politique organisé), d’autre part pour examiner la façon dont, au cours d’un siècle de « marxisme » doctrinal, avec ses orthodoxies et ses hérésies, la rencontre de l’histoire réelle en a déterminé progressivement le déplacement et l’éclatement, sans pour autant faire disparaître purement et simplement la question initiale.

II. Marx : moments et structures historiques de l’extrême violence

La systématisation d’Engels ne cesse d’évoquer différentes formulations de Marx (et notamment du Manifeste communiste, écrit en collaboration par les deux amis). Mais elle s’appuie surtout sur deux citations du Capital qui, de ce fait, ont acquis une signification particulière, en sortant de leur contexte. L’une provient du chapitre 22 du Livre I (M.E.W., 23, 609-610) et ne contient pas de référence explicite à la Gewalt, mais à la « dialectique interne » du renversement de la propriété privée fondée sur l’échange d’équivalents en propriété privée fondée sur l’expropriation du travailleur. L’autre provient du chapitre 24 du Livre I consacré à la sogenannte ursprüngliche Akkumulation (ibid., 779) et se trouve déplacée par Engels de la description de la violence d’Etat organisée nécessaire à l’accumulation primitive du capital vers la thèse du « rôle révolutionnaire de la Gewalt », méconnu par Dühring et généralement par ceux qui adoptent à son égard une position morale. Elle contient la célèbre métaphore messianique (transposée au féminin par Engels) de la Geburtshelferin, qui sera notamment le point d’ancrage de la lecture critique effectuée par Hannah Arendt dans La crise de la culture : « Die Gewalt ist der Geburtshelfer jeder alten Gesellschaft, die mit einer neuen schwanger geht. Sie selbst ist eine ökonomische Potenz. »

Dans les deux cas nous avons donc affaire à un paradoxe. Engels a « réduit » une double distance : celle qui sépare l’hypothèse marxienne (provisoire) d’une origine de la propriété privée dans le travail individuel d’une analyse historique de ses conditions réelles, et celle qui sépare « l’exception historique » constituée par l’accumulation primitive de l’autre exception que représenterait une Gewalt révolutionnaire venue « d’en bas » (ce que Marx désigne plus loin comme « l’expropriation des expropriateurs », Le Capital, Livre I, chap. 24, § 7, M.E.W. 23, 791). Il peut ainsi construire une « ligne » de développement typique qui coïncide avec le mouvement même de la conversion de la Gewalt dans l’histoire de la lutte des classes. Mais pour en discuter la pertinence, il faut essayer de prendre la mesure de la complexité des perspectives qui, chez Marx, s’entrecroisent à propos de la Gewalt, et ne se laissent certainement pas ramener à un argument unique.

Pour notre part, nous croyons pouvoir distinguer au moins trois perspectives, relatives à des « problèmes » différemment posés. Mais nous croyons aussi pouvoir discerner, à chaque fois, une tension très forte dans la pensée de Marx entre deux façons de réfléchir le statut et les effets de l’extrême violence : celle qui entreprend, sinon de la « naturaliser », du moins de l’incorporer à un enchaînement de causes et d’effets, d’en faire un processus ou un moment dialectique du processus de transformation sociale dont les acteurs sont les classes antagonistes, de façon précisément à rendre intelligibles les conditions de la politique réelle (wirkliche Politik) (par opposition à une politique morale ou idéale) ; et celle qui découvre dans certaines formes extrêmes ou excessives de la violence, à la fois structurelles et conjoncturelles, archaïques et modernes, spontanées et organisées, ce qu’on pourrait appeler le réel de la politique (das Reale in der Politik ?), c’est-à-dire l’imprévisible ou l’incalculable qui lui confère un caractère tragique, dont elle se nourrit et qui risque aussi de l’anéantir (comme l’indique la formule attribuée par Rosa Luxemburg à Engels dans sa brochure de 1916, Die Krise der Sozialdemokratie : « Die bürgerliche Gesellschaft steht vor einem Dilemma, entweder Übergang zum Sozialismus oder Rückfall in die Barbarei »).

Entre ces deux modes de pensée qui sont comme l’endroit et l’envers d’une même tentative pour donner un « sens » à l’imbrication de la Gewalt et de la pratique sociale, il n’y a peut-être pas de conciliation possible, mais il ne peut y avoir (du moins chez Marx) de séparation absolue. Cela tient sans doute, en dernière analyse, à l’ambivalence du modèle même de la « lutte des classes » comme caractéristique essentielle et « moteur » de la transformation des sociétés historiques, indissociable (comme le rappelait encore récemment Foucault dans son cours Il faut défendre la société) d’une généralisation aux rapports sociaux du modèle de la guerre et de sa « montée aux extrêmes » (Clausewitz), et destiné à ramener dans la logique rationnelle des conflits d’intérêts les destructions même les plus sauvages, les processus d’extermination et de réduction en esclavage qui font que, selon le mot d’une publiciste française citée par Marx, « das Kapital von Kopf bis Zeh, aus allen Poren, blut- und scmutztriefend [zur Welt kommt] » (Das Kapital, cit., 788). Nous sommes reconduits par là aux difficultés d’interprétation que soulève depuis toujours la formule inscrite par Marx (en français) dans sa polémique contre Proudhon et généralement contre la conception « progressiste » de l’histoire : « L’histoire avance par le mauvais côté » (Misère de la philosophie), qu’on peut comprendre comme une thèse dialectique réaffirmant (avec Hegel) que le procès historique finit toujours par convertir la souffrance en culture (par opérer la « négation de la négation »), mais aussi comme l’indice du fait qu’il n’y a pas de garantie que l’histoire « avance » effectivement, sinon vers l’horreur.

1) Signification du « catastrophisme » révolutionnaire de Marx

Le schéma qui associe l’effondrement final du capitalisme avec le surgissement - pour la première fois dans l’histoire - d’une possibilité de libération collective dont l’agent est le prolétariat révolutionnaire, est un modèle d’interprétation de la « tendance historique » qu’on trouve chez Marx appliqué tantôt (comme en 1848, dans le Manifeste communiste) à l’imminence du présent, tantôt (comme dans le chapitre de conclusion du Capital sur « l’expropriation des expropriateurs ») à l’avenir indéfini qu’implique la contradiction entre propriété capitaliste et socialisation des forces productives, mais qui n’a jamais disparu de sa pensée. Toutefois c’est dans la conjoncture des révolutions de 1848, avec la radicalisation qu’elle détermine dans la critique marxienne de la politique (débouchant sur le « premier » concept de la dictature du prolétariat), qu’on aperçoit le mieux ses conséquences. Au terme d’une intensification de son concept de révolution sociale qui en accentue les caractéristiques antinomiques, Marx associe alors étroitement l’idée d’une crise finale qui représenterait la « dissolution » de la société bourgeoise avec celle d’une « alternative » entre les formes extrêmes de la violence contre-révolutionnaire et les formes extrêmes de la conscience des masses déterminées à « conduire l’émancipation humaine jusqu’au bout ». Il est alors en mesure (même si le terme ne figure plus explicitement dans sa terminologie) de donner un contenu théorique et un référent historique à l’unité de contraires que, dans les Thèses sur Feuerbach de 1845, désignait la notion philosophique de praxis : une conscience qui surgit immédiatement de la contradiction des rapports sociaux et qui, sans passer par la médiation des représentations « idéologiques », se métamorphose en action collective capable de changer le monde.

La pensée de Marx est alors commandée, sur le plan politique, par une conception ultra-jacobine qui, sans aborder explicitement la question de la Terreur, fait du prolétariat le « peuple du peuple », capable de soustraire l’exigence de liberté, d’égalité et de communauté à l’enfermement dans les limites bourgeoises, redonnant toute son actualité à la perspective d’action déjà contenue dans le mot d’ordre de Robespierre : « Pas de révolution sans révolution » (discours du 5 novembre 1792), ou pas de révolution à demi. Et sur le plan économique elle est commandée par une interprétation pessimiste de la théorie ricardienne, dans laquelle l’antagonisme entre « profit » capitaliste et « salaire » ouvrier conduit à la paupérisation absolue de la masse de la population, c’est-à-dire à la chute des salaires au-dessous du niveau de subsistance. Après avoir décrit (dans la Sainte Famille, L’Idéologie allemande) les conditions de vie du prolétariat comme une « auto-dissolution » de la société civile-bourgeoise (bürgerliche Gesellschaft), il en vient, dans le Manifeste communiste, au terme de son analyse de la « simplification des luttes de classes » et de la polarisation de la société, à poser que le capitalisme comporte, à la différence des modes de production antérieurs, une dimension nihiliste : la bourgeoisie est conduite par la logique de son mode d’exploitation à détruire les conditions de vie et de reproduction de ceux-là même qui la font vivre, et ainsi ses propres conditions d’existence. Cette catastrophe, dont les crises industrielles montrent l’imminence, suffirait déjà à fonder la nécessité d’une révolution prolétarienne qui ne peut prendre que la forme d’un « renversement violent de la bourgeoisie ». Mais l’expérience sanglante (et décevante) de l’échec des Révolutions de 1848 va conduire Marx (dans Les luttes de classes en France de 1850 et Le Dix-huit Brumaire de L. Bonaparte de 1852), à lui donner une forme encore plus dramatique : ce que détermine la crise générale du mode de production capitaliste, ce n’est pas directement la révolution prolétarienne en tant que « conquête de la démocratie » par la nouvelle classe dominante, mais c’est une montée aux extrêmes dans laquelle révolution et contre-révolution (« dictature du prolétariat » et « dictature de la bourgeoisie ») ne cessent de se renforcer jusqu’à une confrontation décisive. Elle opposera, d’un côté, la « machine d’Etat » (Staatsmaschinerie) autonomisée et hypertrophiée qui « concentre la violence organisée » et qu’il s’agit de réussir à « briser », de l’autre le processus de la « révolution en permanence » qui exprime la capacité du prolétariat d’étendre la démocratie directe à la société tout entière.

La dimension messianique de cette représentation du moment révolutionnaire et de la praxis qui le mène à son terme est évidente. Elle resurgira périodiquement dans l’histoire du marxisme, chaque fois en particulier que la conjoncture se laissera représenter comme un affrontement final dont dépend l’avenir même du monde et de la civilisation (comme chez Rosa Luxemburg en 1914-1916 lorsqu’elle décrit le choix de la guerre et de la révolution), et même chez les post-marxistes (par exemple sous la forme d’une alternative entre destruction de l’environnement planétaire et destruction du capitalisme dans une certaine « écologie politique » actuelle). Elle explique les caractères antinomiques que revêt ici l’idée d’une Gewalt révolutionnaire, qui tout à la fois concentre les puissances destructrices du vieux monde et y introduit une positivité créatrice absolue. Mais on n’en comprendrait pas bien la modalité, si on ne la mettait pas aussi en rapport avec les indications de Marx concernant l’incertitude du combat engagé, depuis l’indication énigmatique du Manifeste communiste concernant la possibilité d’une « destruction des deux classes en lutte » (gemeinsamer Untergang der kämpfenden Klassen), jusqu’à la reconnaissance par Marx, après 1852, de la capacité de développement du capitalisme qui reproduit les mêmes antagonismes sur une échelle indéfiniment élargie.

2) Violence de l’économie, économie de la violence

La thématique de la Gewalt, à bien y regarder, est si insistante dans le Capital (en particulier dans le Livre Premier) que celui-ci pourrait être lu en entier comme un traité de la violence structurelle instituée par le capitalisme (et comme un traité de l’excès de violence inhérent à l’histoire du capitalisme), décrite dans ses dimensions subjectives et objectives, dont la critique de l’économie politique fournit le fil conducteur. Cela tient d’abord au fait que l’exploitation des travailleurs - source de survaleur (Mehrwert) accumulable - y apparaît indissociable d’une surexploitation tendancielle qui ne se contente pas d’extraire de la force de travail un excédent par rapport à la valeur nécessaire à sa propre reproduction, en s’aidant de la productivité accrue que permet la révolution industrielle, mais qui met constamment en jeu (et en danger) la conservation même de cette force de travail, en tant qu’elle s’incarne dans des individus vivants. A la fin du chap. 13 (Maschinerie und grosse Industrie), Marx décrit le Produktionsprozess comme un Zerstörungsprozess, et il conclut que « Die kapitalistische Produktion entwickelt daher nur die Technik und Kombination des gesellschaftlichen Produktionsprozesses, indem sie zugleich die Springquellen alles Reichtums untergräbt : die Erde und den Arbeiter », MEW, 23, 530). Mais, en raison de sa propre résistance et d’une « modernisation » de la société qui conduit à l’anéantissement systématique des modes de vie et de culture précapitalistes, cette destruction de la force productive vivante prend nécessairement des formes extrêmement violentes (touchant d’un côté à des processus qu’on appellerait aujourd’hui ethnocidaires ou génocidaires, de l’autre à un démembrement du corps humain ou du « composé » psycho-physique individuel).

Il n’y a pas, selon Marx, d’exploitation dans le capitalisme sans surexploitation. C’est la leçon des développements comparatifs consacrés aux différentes « méthodes » de production de la survaleur, qui portent tous sur le dépassement des limites du surtravail, faute de quoi le capital serait victime de sa propre tendance à la baisse du taux de profit. Il est important, notons-le, que Marx soit allé chercher cette constatation, non pas chez les économistes, mais, indirectement au moins (par l’intermédiaire des Factory Reports du service du travail anglais), chez les ouvriers eux-mêmes (Michel Henry, en particulier, insiste justement sur ce point). Du côté de la « production de survaleur absolue », nous avons donc l’allongement indéfini de la durée du travail, le travail des femmes et surtout des enfants, qui conduit à diverses formes d’esclavage moderne, la spéculation effrénée du capital sur les coûts de nourriture, de logement et de santé des ouvriers. Du côté de la « production de survaleur relative », nous avons l’intensification des rythmes de travail et l’usure accélérée des « instruments humains », la division du travail opposant capacités manuelles et intellectuelles, la discipline de fabrique répressive, « l’attraction et la répulsion des travailleurs » dans la révolution industrielle, c’est-à-dire le chômage forcé comme « régulateur » contraignant de la valeur de la force de travail. Dans tous les cas, Marx tient à montrer que les diverses formes de surexploitation dépendent d’une condition de Gewalt générale, inhérente au capitalisme, qu’il appelle une « servitude » (Hörigkeit : MEW, 23, 648) collective de la classe ouvrière à l’égard de la classe capitaliste, ne laissant au travailleur juridiquement « libre » que la possibilité de se vendre lui-même aux conditions fixées par le capital. Mais il veut aussi montrer que chacune comporte des formes de Gewalt spécifiques, correspondant à toute une phénoménologie de la souffrance (jusqu’à la limite de la « torture » : ibid., 446).

L’analyse de la surexploitation débouche sur une dialectique de la résistance, du conflit, de l’interaction entre violence et institution, dont il est surprenant qu’Engels, qui en a pourtant cité deux moments essentiels, comme nous l’avons vu, en ait à ce point simplifié la complexité. Cela tient peut-être à ce que, au bout du compte, celle-ci débouche non pas sur un « sens » historique univoque, mais sur une pluralité de développements possibles entre lesquels Marx lui-même, et en tout cas ses successeurs, ne pouvaient que se trouver embarrassés.

Une partie des développements du Capital (enrichis entre la 1ère édition de 1867 et la 2e édition de 1872, de part et d’autre de l’abolition des lois anglaises contre les coalitions ouvrières) décrit la lutte des classes entre le capital et la classe ouvrière en voie d’organisation à propos des conditions de travail (plus tard du niveau des salaires, etc.), où l’Etat (même de façon imparfaite, et partiale au bénéfice de la bourgeoisie, dont il défend les intérêts à long terme au détriment de ses profits immédiats) va intervenir comme agent d’une « erste bewusste und planmässige Rückwirkung der Gesellschaft auf die naturwüchsige Gestalt ihres Produktionsprozesses » (MEW, 23 504). Décrivant cette histoire comme celle d’un « langwieriger, mehr oder minder versteckter Bürgerkrieg zwischen der Kapitalistenklasse und der Arbeiterklasse » (ibid., 316), l’analyse de Marx culmine ici dans une proposition où la polysémie du terme Gewalt joue à plein : « Zwischen gleichen Rechten entscheidet die Gewalt » (ibid., 249). Phrase d’autant plus remarquable qu’elle reprend avec une légère variante celle qu’il avait déjà employée en 1848 à propos du conflit entre l’Assemblée nationale de Francfort et la monarchie prussienne : « zwischen zwei Gewalten kann nur die Gewalt entscheiden » (Neue Rheinische Zeitung, in M.E.W., 6, 242). La violence est la racine du pouvoir qui l’exerce pour, en retour, la contrôler. Dans la révolution, c’était la Gewalt-violence qui avait « tranché » entre les Gewalt-pouvoirs, dans la lutte sociale, ce serait finalement la Gewalt-pouvoir (la Staatsgewalt législative) qui « trancherait » entre les Gewalt-violences…

Ces développements se situent d’un même côté du processus de normalisation des conditions de fonctionnement du capitalisme (et d’intégration de la lutte des classes aux institutions politiques de la société bourgeoise). Ils n’abolissent aucunement la violence de l’exploitation mais ils en limitent les « excès », et reportent (peut-être indéfiniment) l’éclatement d’une confrontation entre le prolétariat et l’Etat lui-même (dont on peut aussi imaginer qu’elle soit rendue inutile par l’accroissement de la puissance politique organisée du prolétariat, à condition que la bourgeoisie « se laisse faire »). Il en va tout autrement des développements consacrés à la sogenannte ursprüngliche Akkumulation, qui concernent au contraire le rapport entre Gewalt et capitalisme tel qu’il s’établit dans la « période de transition », en dehors de toute possibilité de « pacifier » le conflit social. Contre le mythe libéral des origines du capital dans la propriété marchande individuelle, Marx décrit ici, nous l’avons vu, un « gewaltsamer Expropriationsprozess der Volksmasse » (ibid., 748), nécessaire pour faire passer la masse des travailleurs d’une forme de servitude (Knechtung, ibid. 743) à une autre, dont le moment le plus connu est la pratique des « enclosures » dans l’Angleterre des XVIe et XVIIe siècles, mais qui conjoint en fait l’ensemble des moyens juridiques, pseudo-juridiques ou non-juridiques (massacres, expulsions, famines plus ou moins provoquées comme en Irlande, colonisation, « Blutgesetzgebung » organisant l’expulsion ou l’enfermement des vagabonds…) coordonnés par la Staatsgewalt (ibid. 765) pour aboutir à l’accaparement des moyens de production et à la « libération » d’un prolétariat sans ressources propres. La polysémie de la Gewalt fonctionne ici non pas comme refoulement de l’extrême violence dans le fonctionnement de l’institution, mais au contraire comme multiplication et intensification de la violence par l’utilisation cruelle de l’institution.

Bien qu’elles évoluent ainsi en sens inverse, les différentes formes d’articulation du capitalisme avec le phénomène historique de la « guerre de classes » n’en renvoient pas moins à une même réalité anthropologique fondamentale (que, dans le chapitre sur le Fetischcharakter der Ware, Marx avait entrepris d’élucider de façon spéculative), qui est l’objectivation de la force de travail humaine en tant que « marchandise ». Cette objectivation présupposée par le procès de production capitaliste « normal » bien qu’elle y soit masquée par le statut juridique « personnel » du travailleur libre, est à la limite impossible : c’est pourquoi elle doit être forcée en permanence, contre les résistances individuelles et collectives des travailleurs, par un complexe d’institutions et de pratiques terroristes plus ou moins transitoires. Ces pratiques introduisent la destruction au voisinage même de la production - dans un sens très éloigné de ce que l’économie politique appellera « destruction créatrice », en y voyant le ressort de l’innovation industrielle (Schumpeter). Mais quelle peut être l’issue de cette combinaison instable ? Sur ce point la tradition marxiste, postérieurement à Marx, s’est profondément divisée, en relation avec des « tactiques » opposées au sein du mouvement ouvrier. Ce qui nous retiendra ici pour conclure, ce sont les prolongements des analyses de Marx qui font apparaître l’irréductibilité du phénomène de l’extrême violence, en tant que détermination structurelle du capitalisme, et qui obligent ainsi à poser la question de la révolution, non seulement en termes de prise du pouvoir et de transformation du mode de production, mais en termes de « civilisation ».Cela peut se faire de différentes façons.

La voie illustrée par Rosa Luxemburg (dans L’accumulation du capital de 1913, en particulier les chapitres 26-29 sur la colonisation) consiste à montrer, à partir des définitions de Marx et de l’histoire contemporaine de l’impérialisme, que « l’accumulation primitive » violente ne constitue pas un phénomène transitoire, appartenant à la « préhistoire » du capitalisme moderne. Au contraire, c’est de façon permanente que le capitalisme (pour l’essentiel en dehors de la région du « centre » où s’est développée l’industrialisation) a besoin de se constituer des marchés et des réserves de main d’œuvre par la violence exterminatrice. La question de la loi de population rattachée par Marx aux cycles de l’accumulation et à la nécessité économique d’une « armée industrielle de réserve », est au centre de cette problématique. Pas de capitalisme sans population excédentaire, mais pas de population excédentaire sans violence dont les cibles sont avant tout les peuples extra-européens. Le capitalisme en ce sens est toujours encore « archaïque », ou plutôt il se représente comme un archaïsme la violence toute moderne qu’il exerce sur le monde entier, forcé d’entrer peu à peu dans son espace de reproduction.

Dans un texte étonnant, resté inachevé et inédit jusqu’à sa publication récente sous le titre « Resultate des unmittelbaren Produktionsprozesses. VI. Kapital des Kapitals », Marx avait lui-même esquissé une autre voie qui a trouvé un écho profond dans les discussions des années 1960-1970 sur la constitution d’un « ouvrier-masse » dans la société capitaliste avancée, en particulier chez les représentants du marxisme « ouvriériste » italien (Quaderni rossi, Tronti, Negri). L’hypothèse est ici celle d’un stade ultime dans l’assujettissement de la force de travail à la forme-marchandise, correspondant à une complète marchandisation de la consommation des travailleurs et à un conditionnement de leur formation en vue de leur incorporation immédiate à la production mécanisée, ce que Marx appelle « reale Subsumtion » de la force de travail sous le capital. C’est peut-être parce que Marx considérait cette hypothèse profondément nihiliste comme incompatible avec les perspectives révolutionnaires d’une radicalisation de la lutte des classes à mesure du développement du capitalisme qu’il a finalement renoncé à incorporer ce chapitre (en fait, section) dans la version publiée du Capital. Elle ne mène pas nécessairement, remarquons-le, à une exténuation de la violence dans la forme d’une « servitude volontaire », ou plutôt ceci n’en est que la forme utopique bourgeoise : plus vraisemblablement correspondait-elle (et correspond-elle) à une situation de violence endémique, anarchique ou anomique (une guerre civile « moléculaire », dirait Enzensberger), que le capitalisme tente de maîtriser en incorporant aux instruments de la politique sociale de multiples appareils de contrôle et de « gestion des risques » (R. Castel).

3) L’aporie de la « politique révolutionnaire prolétarienne »

La relecture des analyses que le Livre Premier du Capital consacre à la question de la violence inhérente au développement du capitalisme comme « mode de production » et aux tendances d’évolution qui s’y dessinent, permet de voir sous un autre jour la question de l’inachèvement du Capital aussi bien que celle des équivoques de la « stratégie » révolutionnaire auxquelles Marx n’a cessé de se heurter dans la période de la Ière Internationale et après sa dissolution, avant et après l’épisode sanglant de la Commune de Paris (nouveau « solo funèbre » de la classe ouvrière européenne, selon l’expression du 18 Brumaire, M.E.W., 8, 204). L’une et l’autre ont affaire en dernière analyse à l’aporie de la constitution de la classe ouvrière en sujet politique, ou du rapport entre la « subjectivation » du prolétariat et la « socialisation » capitaliste des forces productives. Mais ce rapport lui-même est profondément perturbé par le phénomène de l’extrême violence qu’il est possible de considérer, selon les circonstances, soit comme une irrationalité résiduelle à laquelle le « cours normal » de l’évolution historique doit finir par mettre fin, soit comme l’élément de négativité dialectique qui précipite le renversement de la domination en révolution (« accélérant » le cours de l’histoire), soit enfin comme le supplément qui risque de faire obstacle à la « résolution » des contradictions sociales, voire d’en pervertir les modalités de l’intérieur (un symptôme frappant étant constitué à cet égard par l’invention de la catégorie de « sous-prolétariat » ou de Lumpenproletariat, ramené par la paupérisation dans une zone où la misère coexiste avec la criminalité : on sait que Marx n’a jamais complètement renoncé à considérer que Louis-Napoléon devait le succès de son coup d’Etat à la mobilisation du Lumpenproletariat et qu’il en était lui-même le représentant politique). De toute façon, la notion d’une répartition simple de la Gewalt entre un domaine de la politique et un domaine de l’économie (ou de la « société », structurée par les rapports économiques) s’avère intenable. La Gewalt circule, de façon au fond incontrôlable, entre politique et économie.

Si le Capital est resté inachevé, après la publication du Livre Premier en 1867 et ses diverses rééditions, c’est peut-être (toutes circonstances historiques et biographiques étant considérées par ailleurs) parce que le processus de « consommation » violente de la force de travail dont il décrit les causes, les formes et les effets sociaux ne permet pas de choisir de façon démonstrative entre plusieurs issues possibles, laissant à l’histoire « réelle » le soin de trancher la question, et aux masses exploitées le soin d’inventer une « stratégie » qui fasse prévaloir l’une d’entre elles.

Sans doute, dans le paragraphe intitulé « Geschichtliche Tendenz der Kapitalistischen Akkumulation », « conclusion » apparente de l’ouvrage (bien qu’il soit placé de façon étrange au sein de la section sur l’accumulation primitive et encore suivi d’un développement sur « la théorie moderne de la colonisation », peut-être pour échapper à la censure), Marx choisit lui-même la voie dialectique pour opérer le « saut » de la science à la politique. Il reproduit les formules de 1848 qui font du prolétariat « la seule classe révolutionnaire », c’est-à-dire le sujet de l’histoire comme histoire de l’émancipation de l’humanité, en les fondant maintenant non pas sur un schéma de catastrophe, mais sur une théorie de la tendance inéluctable à la socialisation de la production et à la constitution du « travailleur collectif », dont la nécessité serait celle d’un « Naturprozess », et où la violence de la fin, même si elle est inévitable, n’aurait plus rien de comparable avec celle des origines. Ce sont ces formulations qui seront retenues par l’orthodoxie.

Mais le cours de l’ouvrage avait ouvert d’autres possibilités, qu’il sera toujours possible de reprendre sans abandonner la référence « marxiste » : celle d’un processus de réformes imposées par l’Etat à la société sous la pression de luttes de classes ouvrières de plus en plus puissantes et organisées, qui contraindrait le capital à « civiliser » ses méthodes d’exploitation, ou à innover constamment pour surmonter la résistance du « capital variable » ; celle d’une exportation de la surexploitation dans la « périphérie » du mode de production capitaliste, de façon à prolonger les effets « d’accumulation primitive » (idée à laquelle Rosa Luxemburg donnera un grand développement, toujours en imaginant qu’un tel processus finit par trouver ses limites, « parce que la terre est ronde », alors qu’on peut aussi lui imaginer des dimensions intensives, sous forme de « Kolonisierung der Lebenswelt » ou de développement de la bio-économie, dans laquelle le vivant humain comme tel devient une matière première consommable par l’industrie) ; enfin celle, suggérée par le Chapitre inédit et reprise par certains théoriciens de la « culture de masse » contemporaine, d’une « société de contrôle » (Deleuze) allant de pair avec une normalisation coercitive des individus producteurs, consommateurs et reproducteurs, normalisation dont la violence, physique autant que psychique, serait à la fois le moyen et la matière permanente. Dans ces diverses hypothèses, le prolétariat cesse d’apparaître comme le sujet prédéterminé de l’histoire, et la Gewalt qu’il subit ou qu’il exerce n’en accomplit pas « naturellement » la fin. La subjectivation de la classe ouvrière, c’est-à-dire sa transformation en prolétariat révolutionnaire, apparaît comme un horizon indéfiniment éloigné, une contre-tendance improbable, ou même une exception miraculeuse au cours de l’histoire.

L’évocation de ces « issues » concurrentes explicites ou latentes dans les analyses de Marx nous permet de comprendre, mieux que lui-même et ses contemporains, la raison d’être des apories qui affectent ses tentatives de définir une « politique prolétarienne » autonome, avec sa stratégie, ses institutions, sa « conception du monde » et son discours propre sur la « transition » de la société de classes à la société sans classes, telles qu’on les voit se déployer après 1870. Marx est pris entre la thèse anarchiste (bakouninienne) qui réclame avant tout la « destruction de l’autorité » d’Etat ou de parti, et la thèse étatique et nationaliste (lassallienne) qui voit dans l’organisation de la société une « fonction légitime » de l’Etat (cf. Der Bürgerkrieg in Frankreich, chap. III, M.E.W., 17, 340). Et il n’arrive pas à en défaire la symétrie, malgré la nouvelle définition de la dictature du prolétariat tirée du modèle de la Commune de Paris, ou les efforts remarquables d’Engels pour théoriser la fonction politique des « masses » en tant qu’elles ne se réduisent pas à l’abstraction des classes. Toutes ces difficultés se cristallisent autour de la question de la formation d’un « parti politique de classe », qui ne soit pas pour autant une pièce ou une image en miroir de l’appareil d’Etat bourgeois. Elles se ramènent au fait que la Révolution se laisse penser aussi difficilement comme « Revolution von oben » que comme « Revolution von unten », c’est-à-dire comme « appropriation » par le prolétariat d’une Gewalt préexistante, développée par les classes dominantes, ou « métamorphose » des figures historiques de la Gewalt, ou encore « retour du refoulé » d’une Gewalt populaire, spontanée, qui serait le propre des masses elles-mêmes. La Gewalt, sans doute, n’est pas « disponible » (zuhanden ?) pour le prolétariat, mais - excédant toujours ses possibilités de contrôle, soit comme violence soit comme pouvoir - bien loin de former le ressort immédiat de la subjectivation politique, elle « déconstruit » sa prétention de sujet (comme dirait Derrida).

III. Marxisme et post-marxisme entre Gewalt et civilité

En spéculant sur le nœud de la subjectivation révolutionnaire, de la socialisation et de la Gewalt, nous avons anticipé sur les leçons qu’il est possible de tirer d’une description du devenir du marxisme à partir de l’œuvre de ses fondateurs. Elles nous conduiront à esquisser une critique du marxisme dont l’aporie de son rapport à la signification et à l’usage de la Gewalt constituerait le fil conducteur. Il serait évidemment souhaitable qu’une telle critique puisse se présenter comme une autocritique, dans laquelle le marxisme trouverait les moyens de comprendre ses propres échecs et de surmonter ses limites historiques, de façon à rouvrir les perspectives d’une « transformation du monde » révolutionnaire. Malheureusement, nous savons qu’il n’en est rien, fondamentalement en raison de l’impuissance dont le marxisme a fait preuve pour analyser les catastrophes réelles de l’histoire du XXe siècle (bien différentes de la « catastrophe finale » du capitalisme, prophétisée par Marx) dont il a été à la fois l’agent et la victime : le fascisme et le nazisme, le « socialisme réel » et ses dérives exterministes, le retournement des luttes anti-impérialistes en dictatures idéologico-militaires, la combinaison des racismes ethniques ou religieux avec la paupérisation absolue et la dévastation de l’environnement planétaire… Ceci signifie qu’une critique du marxisme est en même temps une « sortie » de sa problématique ou une relativisation de son point de vue, mais cela ne signifie nullement pour autant que toutes les analyses qu’il a proposées ou les questions qu’il a posées soient dépourvues de signification actuelle.

Il conviendra d’abord de décrire la dispersion qui s’est produite au XXe siècle dans le champ des discours marxistes et d’en montrer l’articulation avec le problème de la Gewalt et les « choix » qu’il a imposés. Notre thèse est que ce problème constitue justement le fil conducteur de l’effet de scission qui caractérise le marxisme historique, interdisant de lui attribuer une « position » simple en matière politique (même si les orthodoxies successives de la IIe et de la IIIe Internationales ont tenté d’accréditer le contraire). Mais les scissions elles-mêmes, à l’évidence, ne s’expliquent pas seulement par des choix théoriques, elles renvoient de façon intrinsèque à des conjonctures pratiques, et celles-ci nous apparaissent rétrospectivement inscrites dans deux grands cycles de luttes politiques, dont le marxisme a tenté de penser la tendance, et qui se superposent sans se confondre purement et simplement : le cycle des luttes de classes anti-capitalistes dont le protagoniste est la classe ouvrière avec ses organisations historiques (partis, syndicats, associations), et le cycle des luttes anti-impérialistes dont les protagonistes sont des mouvements d’indépendance nationale et/ou de résistance à l’échange inégal considéré comme responsable du sous-développement. Dans les deux cas les discours dont nous avons à tenir compte ne se voient pas toujours reconnaître unanimement la qualité de « marxistes » ou même ne la revendiquent pas de bout en bout (Sorel, Fanon), mais ce point est secondaire : il traduit précisément l’impossibilité d’unifier la problématique marxiste, et donc de lui fixer des frontières absolues. Ce qui nous importe est le rapport historico-théorique avec les problèmes posés par Marx et Engels.

1) Le cycle anti-capitaliste et la Gewalt institutionnelle

Le cycle anti-capitaliste (qui se déroule pour l’essentiel en Europe, du moins pour ce qui concerne les innovations majeures, même si, bien entendu, il se prolonge dans le monde entier) commence au sein du mouvement syndical et des partis socialistes de la IIe Internationale. Il pivote autour de la Grande Guerre de 1914-1918, de la Révolution russe et de l’affrontement avec le fascisme entre les deux guerres. Il s’achève, après une longue période d’immobilisation dans les structures de la « guerre froide », dans les révoltes de masse de 1968 et des années suivantes, où une certaine résurgence de la tradition conseilliste se combine avec l’élargissement des mouvements révolutionnaires, la révolte contre d’autres « pouvoirs » ou « dominations » que celle du capital (dans la famille, l’école, les institutions « disciplinaires » au sens de Foucault, les « appareils idéologiques d’Etat » au sens d’Althusser).

On a pris l’habitude depuis les débats de la social-démocratie allemande et la scission de 1917-1920, de ranger les positions en présence dans la première période en fonction d’une alternative simple réforme ou révolution, opposant les partisans d’une évolution graduelle, « pacifique », du capitalisme au socialisme (la Fabian Society anglaise, Bernstein, Jaurès) à ceux d’un renversement immédiat du capitalisme au moyen de la violence révolutionnaire (Lénine, Rosa Luxemburg, Pannekoek, Trotsky …), les défenseurs de « l’orthodoxie » marxiste (Kautsky) tentant pour leur part de se maintenir dans une position médiane. Du point de vue théorique qui est ici le nôtre, il est plus intéressant d’organiser directement le débat autour des positions les plus originales, chez Sorel, Bernstein, Lénine, Gramsci.

Combinant l’héritage de Proudhon avec celui de Marx, Sorel tente de théoriser la tactique de « grève générale » adoptée par le syndicalisme révolutionnaire français après le dépassement de la phase anarchiste au cours de laquelle s’était notamment répandue l’idée de « propagande par le fait » ou de criminalité anti-capitaliste. Le fil conducteur de son ouvrage célèbre de 1908 Réflexions sur la violence, c’est la distinction entre deux « puissances sociales » antithétiques, la force bourgeoise institutionnelle et la violence prolétarienne spontanée. Au moyen de cette distinction, il relit les textes de Marx canonisés par la social-démocratie et passe au crible les tactiques du mouvement ouvrier contemporain, dénonçant en particulier dans les partis de la IIe Internationale la coexistence d’une phraséologie révolutionnaire et d’une pratique parlementariste. La violence prolétarienne est pour lui une extrapolation des révoltes inhérentes à la condition des producteurs exploités, qui débouche sur le « mythe » mobilisateur de la grève générale et préfigure le socialisme en tant qu’association d’hommes libres. Sur le plan politique comme sur le plan éthique, elle se distingue de la perspective d’une guerre civile entre classes organisées comme des « camps » adverses, et répudie le modèle de la Terreur ou de la révolution en permanence hérité de la tradition jacobine. Bien que (sans doute influencé par Nietzsche) Sorel exalte le modèle de l’héroïsme guerrier « inutile » (anti-utilitariste), il fait de l’antimilitarisme la pierre de touche de la morale prolétarienne. Mais ce qui fait la difficulté de sa position (et rend compte, pour une part au moins, de son utilisation à la fois par une tradition révolutionnaire et par le fascisme mussolinien), c’est justement cette catégorie de « mythe », dont il emprunte les fondements philosophiques à la théorie bergsonienne de l’intuition et de l’élan vital, et qu’il oppose aux « utopies » abstraites du mouvement socialiste comme à la « magie » de l’Etat. Désignant à la fois une totalité idéale de luttes sociales et une capacité affective de mobilisation des masses, le « mythe » semble voué en pratique à une fuite en avant indéfinie. C’est pourquoi, sans doute, Sorel est aussitôt obligé de diviser la notion de « grève générale » en deux formes, l’une authentiquement prolétarienne, l’autre pervertie par sa récupération politique (mouvement qu’on retrouvera chez Benjamin). Ce qui ne l’empêchera pas de se rallier lui-même aux partis les plus opposés.

Bernstein, dont le livre publié en 1899 Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie déchaîne la querelle du « révisionnisme », est lui aussi un critique acéré du « double langage » institutionnel de la social-démocratie. Contrairement à une légende tenace, il n’est aucunement un « opportuniste » au sens français, défenseur exclusif de la voie parlementaire et des alliances politiques avec les partis « bourgeois » : en 1905, avec Rosa Luxemburg, il défend la « grève de masse ». Mais il veut tracer une ligne de démarcation au sein de la tradition révolutionnaire (y compris dans l’œuvre de Marx et Engels) entre deux héritages radicalement hétérogènes : l’un archaïque, expression de la survivance de l’utopie au sein même du marxisme, qui combinerait « dialectiquement » la représentation d’un effondrement (Zusammenbruch) du capitalisme avec la tactique terroriste de prise du pouvoir (transmise par l’intermédiaire de Blanqui, l’inventeur probable de l’expression « dictature du prolétariat ») ; l’autre véritablement moderne qui associerait la socialisation de l’économie à la démocratisation de la société par la généralisation des formes associatives et fédératives de Selbstverwaltung. « Die Demokratie ist Mittel und Zweck zugleich. Sie ist das Mittel der Erkämpfung des Sozialismus, und sie ist die Form der Verwirklichung des Sozialismus » (Bernstein, Die Voraussetzungen…, 154). D’où la célèbre formule affirmant que « das Endziel ist nichts, die Bewegung alles », étroitement associée à une critique de la fonction « accélératrice » et « créatrice » attribuée à la Gewalt par une partie de la tradition marxiste (« Während früher gelegentlich von Marxisten der Gewalt hierin eine rein negative Rolle zugewiesen wurde, macht sich heute eine Übertreibung in der entgegengesetzten Richtung bemerkbar, wird der Gewalt nahezu schöpferische Allmacht zugewiesen und erscheint die Betonung der politischen Tätigkeit geradezu als die Quintessenz des ’wissenschaftlichen Sozialismus’ - oder auch ’wissenschaftlichen Kommunismus’, wie eine neue Mode den Ausdruck, nicht gerade zum Vorteil seiner Logik, verbessert hat » (Bernstein, Die Voraussetzungen…, 211). D’où aussi sa réhabilitation du droit, ou mieux de la citoyenneté (dont le nom allemand, Bürgertum, renvoie à l’histoire des libertés civiles et politiques : c’est pourquoi Bernstein critique la tendance à substituer « bürgerliche Gesellschaft » à l’expression « kapitalistische Gesellschaft »). Il pense qu’elle est, de plus en plus, indissociable de formes de démocratie économique, non pas tant sous la forme d’une organisation égalitaire du travail, utopique à ses yeux, que sous la forme d’une représentation des syndicats dans la gestion des entreprises, et d’un développement des coopératives de consommation (autrement dit d’une régulation du libéralisme). D’où enfin l’insistance de Bernstein sur la nécessité d’une éducation de la classe ouvrière, à laquelle elle doit elle-même s’employer pour se mettre en mesure d’exercer les « responsabilités » (Verantwortlichkeit) de la société tout entière.

Venons alors à la position de Lénine. Au travers des deux révolutions russes de 1905 et de 1917, puis de la guerre civile, il n’a cessé de chercher à penser le rapport entre les transformations sociales anticapitalistes et la transformation politique du régime autocratique. Sa doctrine a souvent été taxée de « volontarisme ». Mais sa force ne tient pas seulement à la conception du parti de « révolutionnaires professionnels » (qui a pour contrepartie, dès le Que faire ? de 1902, l’idée d’une mission « hégémonique » du prolétariat de rassembler les aspirations émancipatrices de toutes les classes de la société), ni à son élaboration (sur la base de tout le débat international des années 1910-1914 : Hobson, Hilferding, Luxemburg, Boukharine…) d’une théorie de l’impérialisme qui conduit à voir dans la conjoncture révolutionnaire l’effet en retour des contradictions mondiales du capitalisme et des formes violentes que revêt nécessairement son expansion. Elle tient plus profondément au traitement original de la question du rapport entre Gewalt et temporalité de la politique, qu’on peut illustrer à la fois par sa conception de la « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire » en 1914-1917 et par sa reformulation de la « dictature du prolétariat » au moment du « communisme de guerre » et de la N.E.P.. La célèbre brochure l’Etat et la Révolution de 1917, dans laquelle Lénine relit l’ensemble des textes de Marx et Engels sur la transition du capitalisme au communisme pour justifier l’insurrection et définir l’objectif de la prise du pouvoir comme destruction de la machine d’Etat, se situe exactement entre les deux. Elle a un caractère nettement plus scolastique que d’autres œuvres, comme La faillite de la IIe Internationale de 1914, les Thèses d’avril de 1917 ou La maladie infantile du communisme de 1920.

Le mot d’ordre de transformation de la guerre impérialiste en révolution n’est pas le seul fait de Lénine : au contraire, après l’échec des tentatives du socialisme européen pour empêcher la guerre mondiale, il est commun aux fractions de gauche résistant à l’union sacrée dans leurs pays respectifs, dont la plate-forme s’exprimera aux Conférences de Zimmerwald (1915) et de Kienthal (1916). Mais alors que chez la plupart des dirigeants et théoriciens il prend la forme d’une injonction accompagnée du sentiment de vivre un instant apocalyptique de « choix » entre salut et damnation : ou bien la révolution inversera le cours des choses, ou bien la guerre conduira la civilisation à la ruine, Lénine raisonne en sens opposé. Il traite la guerre comme un processus historique surdéterminé dont la nature doit progressivement se modifier, et qui, au « moment opportun », laissera place à une intervention combinant les conditions « objectives » avec les conditions « subjectives » de la révolution. Lénine va fonder philosophiquement ce point de vue en relisant conjointement les œuvres de Hegel (essentiellement la Logique) et de Clausewitz (Vom Kriege), comme on peut le voir (à condition de ne pas les expurger, comme les éditeurs soviétiques) dans les Cahiers philosophiques rédigés au cours de la même période, ce qui le conduit à des applications surprenantes de la formule « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». L’extrême violence du processus d’extermination mutuelle des peuples entraînés dans la guerre par leurs gouvernements est présente dans l’analyse à titre de facteur subjectif, qui doit déterminer progressivement un retournement des masses et une revanche du point de vue de classe sur le patriotisme dans la mentalité des combattants. Dans le même temps, l’incidence historique du problème national fait l’objet d’analyses qui débouchent sur l’idée que tout processus révolutionnaire est une combinaison « inégale » de facteurs hétérogènes, dont le conflit engendre une durée propre et détermine des conjonctures de concentration ou de dispersion des contradictions, de renforcement et d’affaiblissement du pouvoir d’Etat. Par là, Lénine introduit dans le marxisme une idée nouvelle, qui n’est ni la « conversion » de la Gewalt en rationalité historique, ni son utilisation (ou son rejet) comme « moyen » révolutionnaire, mais une véritable politique de la violence, visant à sa transformation.

C’est une question voisine que nous trouvons au cœur des conceptions théoriques de Lénine après la Révolution d’Octobre. Elles s’élaborent au milieu de polémiques incessantes (nationales et internationales), dans les conditions dramatiques de l’exercice du pouvoir, de l’attente et de l’échec de la révolution mondiale, des oppositions entre courants révolutionnaires, et qui ne comportent en vérité aucune synthèse finale (Staline se chargera de l’élaborer à sa façon). Ainsi que nous l’avons soutenu ailleurs (article « Dictature du prolétariat » du Dicitionnaire critique du marxisme), Lénine invente en fait un troisième concept de la dictature du prolétariat (après ceux de Marx en 1848-1852 et de Marx-Engels en 1872-1875). La nécessité de l’insurrection en fait naturellement partie, mais elle est très explicitement rapportée aux conditions changeantes du processus révolutionnaire, qui ne peuvent être l’objet d’une « décision » (même dans L’Etat et la Révolution, où il écrit que « la nécessité d’inculquer systématiquement aux masses cette idée - et précisément celle-là - de la révolution violente est à la base de toute la doctrine de Marx et Engels », Lénine trouve le moyen de rappeler que les formes de la prise du pouvoir dépendent des circonstances), et d’autre part elle n’est que le prélude à une dialectique propre à la « période de transition » qui impose de distinguer nettement entre la question du pouvoir et celle de l’appareil d’Etat. Là encore, il s’agit de définir une pratique politique dans des conditions de violence, qui la retourne en quelque sorte contre elle-même (de même que l’Etat doit être retourné contre sa fonction traditionnelle, pour devenir un « Etat-non Etat »). La distinction du pouvoir et de l’appareil vient de Marx, mais elle sert désormais à penser un développement inégal du processus révolutionnaire : pour le prolétariat, exercer le pouvoir (par l’intermédiaire de ses représentants) n’est aucunement contrôler l’appareil d’Etat, moins encore les effets de l’utilisation d’une machine administrative et politique qui a été « construite » par les classes dominantes pour interdire l’accès des masses à la pratique politique. Dès lors l’alternative de la « dictature bourgeoise » et de la « dictature prolétarienne » prend une autre signification : elle implique que la « dictature » bourgeoise peut se reproduire au sein du processus révolutionnaire, non seulement à partir de la résistance de ses opposants, mais à partir de ses propres institutions politiques, ce qui exige une lutte (de classe) spécifique, jusqu’à ce que les conditions de « l’extinction de l’Etat » annoncée par les théoriciens du socialisme soient enfin réunies. Rapportée à la question de la violence, cette idée s’avère cependant particulièrement ambivalente, comme n’ont cessé de l’illustrer les expériences historiques de « révolutions socialiste » sur le modèle léniniste. Elle suscite l’idée d’une intensification de la lutte des classes au cours de la dictature du prolétariat, fréquemment désignée par Lénine comme une « lutte à mort » entre « deux classes, deux mondes, deux époques de l’histoire universelle » (Notes d’un publiciste, 1920, in Œuvres, tome 30, p. 367), aussi bien que celle d’une entreprise prolongée d’apprentissage de la démocratie directe et de la gestion économique de la part du prolétariat (symbolisée par l’initiative des « samedis communistes » : cf. La grande initiative, 1919, in Œuvres, tome 29, p. 413 sq.). En principe c’est au parti que revient la tâche de résoudre cette tension ou d’opérer la synthèse entre les « tâches » contradictoires de la révolution communiste, mais l’œuvre de Lénine est muette sur les moyens d’y parvenir, et l’histoire a montré que ce qui a plutôt lieu, c’est que les contradictions se reproduisent au sein du parti lui-même, qu’aucune pureté idéologique n’immunise contre sa propre violence interne.

Dans la période suivante, la pensée de Gramsci, où nous lisons aujourd’hui un effort désespéré pour surmonter les effets du bolchévisme stalinisé sur le mouvement communiste et le hisser ainsi à la hauteur de la confrontation avec le fascisme, peut être considérée comme une tentative de synthèse d’éléments venus de ces trois traditions. Parti d’une expérience exaltante et tragique (celle de la révolution des conseils d’usine turinois, qu’il avait désignée comme « révolution contre Le Capital ») et d’une philosophie volontariste très influencée par Sorel, le dirigeant communiste emprisonné et martyrisé, abandonné à son sort par le Komintern, avait entrepris de repenser tous les éléments de la problématique marxiste et léniniste en retournant à un concept de la politique de type machiavélien. Il cherchait ainsi à se situer idéalement à la fois au point de vue d’en haut (nécessité d’un parti révolutionnaire qui fonctionne comme un « prince nouveau », à la fois intellectuel et stratège collectif) et au point de vue d’en bas (nécessité d’une « réforme intellectuelle et morale » permettant aux masses de devenir actrices de leur propre histoire, en sortant de la condition « subalterne » dans laquelle les maintient le capitalisme et en s’élevant à une condition « hégémonique »). De sa conception de la révolution comme « guerre de mouvement » qui prépare au sein du capitalisme lui-même les conditions d’un pouvoir du prolétariat, ne retenons ici que l’idée suivante : à la limite, non seulement il n’y a jamais de révolution « pure », mais toute révolution active en tant que « praxis » de transformation des rapports sociaux est une alternative qu’inventent les gouvernés en face d’une « révolution passive », c’est-à-dire d’une stratégie des gouvernants pour perpétuer leur domination en l’adaptant à de nouvelles conditions historiques (l’exemple classique étant la construction nationale française post-révolutionnaire, et la question posée au moment où Gramsci écrit étant de savoir s’il faut interpréter de la même façon le « fordisme » américain, avec son projet de « rationalisation de la composition démographique » nationale). C’est pourquoi, plutôt que la « violence », même s’il ne l’ignore pas, Gramsci théorise la « force » et les « rapports de force », dont les processus culturels font partie au même titre que la Gewalt, et qui obligent à toujours analyser les structures étatiques dans une relation de détermination réciproque avec l’organisation de la société civile.

Pour l’essentiel, ces voies théoriques élaborées dans la première moitié du siècle, autour de la guerre et de la révolution, demeureront les repères d’un marxisme élargi, résistant à la glaciation dogmatique, jusqu’à l’ébranlement de 1968. On assiste alors à un nouveau « grand débat » sur les formes et les fonctions de la violence révolutionnaire (y compris les formes terroristes, dans le cas des Brigades Rouges italiennes et de la Rote Armee Fraktion allemande). Théoriquement, le plus intéressant est sans doute la divergence qui se creuse au sein de l’operaïsmo italien, qui avait profondément renouvelé l’analyse de la dimension politique des conflits dans l’usine moderne et du refus de la force de travail de se soumettre à la « planification capitaliste » (ou de « l’ouvrier social » de se laisser réduire à la condition « d’ouvrier masse »). Cette problématique relance la question du rapport entre formes du pouvoir (avant tout la « forme-Etat », pensée sur le modèle de l’analyse marxienne de la « forme-marchandise ») et processus de subjectivation politique. Mais tandis que Mario Tronti, sous l’influence de la lecture de Carl Schmitt, défend la notion de « l’autonomie du politique », en constatant que toute forme d’organisation du travail capitaliste présuppose une action de l’Etat, et pose le problème de savoir comment s’institue l’antagonisme politique quand l’Etat n’est plus de type libéral classique, mais de type « interventionniste » keynésien ou de type « consensuel » démocrate-chrétien, Antonio Negri part au contraire de la thèse d’une crise structurelle de « l’Etat-plan », désigne dans l’autonomie du politique une médiation fictive des conflits sociaux qui couvre la généralisation des pratiques répressives, et théorise sous le nom « d’autonomie ouvrière » une insurrection permanente de l’ouvrier collectif contre le commandement du capital, qui viserait à la recomposition du travail en détruisant pour cela toute « médiation institutionnelle ». Plus intéressant encore serait de confronter systématiquement ces théorisations avec la conception du « pouvoir » que Michel Foucault commence à développer au même moment, en particulier dans Surveiller et punir (1975). Les analyses de Marx dans le Capital concernant la violence capitaliste, en tant qu’elle vise la transformation du corps de l’ouvrier en instrument productif, y sont plongées dans le cadre plus général des mécanismes « disciplinaires » de la domination dans les sociétés modernes, et - infléchissant certaines recherches de l’Ecole de Francfort (Rusche et Kirchheimer) - d’une théorie de la fonction « stratégique » que revêt dans le fonctionnement de l’Etat l’utilisation des révoltes et des illégalismes. Par où, d’une certaine façon, ce sont les fondements anthropologiques de la théorisation marxiste des luttes de classes et de la Gewalt économique et politique qui sont remis en question. C’est seulement à propos des sociétés « pré-capitalistes » que des historiens marxistes (Hobsbawm) s’étaient risqués à questionner la frontière entre violence politique (« révolte ») et violence criminelle (« délinquance »), mais non pas - tant était puissant le tabou hérité des controverses avec l’anarchisme - à propos des formes « développées » de la lutte des classes.

2) Le cycle anti-impérialiste et les « catastrophes réelles »

Dans un texte écrit en 1959, Was bedeutet : Aufarbeitung der Vergangenheit, Adorno pose le problème de la « survivance » du national-socialisme en Allemagne en tant que structure psychique qui s’enracine dans l’objectivité d’un certain ordre économique et dans les mécanismes de défense que suscite la peur des catastrophes historiques. « Man will von der Vergangenheit loskommen : mit Recht, weil unter ihrem Schatten gar nicht sich leben lässt, und weil des Schreckens kein Ende ist, wenn immer nur wieder Schuld und Gewalt mit Schuld und Gewalt bezahlt werden soll ; mit Unrecht, weil die Vergangenheit, der man entrinnen möchte, noch höchst lebendig ist. Der Nationalsozialismus lebt nach, und bis heute wissen wir nicht, ob bloss als Gespenst dessen, was so monströs war, dass es am eigenen Tode noch nicht starb, oder ob es gar nicht erst zum Tode kam ; ob die Bereitschaft zum Unsäglichen fortwest in den Menschen wie in den Verhältnissen, die sie umklammern. » (S. 555). La suite du texte combine deux types d’approche envers cette structure de « terreur » susceptible de se perpétuer par delà les conditions de son émergence et de faire obstacle à toute démocratisation de la politique. D’un côté, une critique de l’aliénation sociale, inspirée par la problématique marxienne du « fétichisme des marchandises », étendue depuis l’œuvre de Lukacs à l’ensemble du processus de réification (ou désubjectivation) de la société : « In der Sprache der Philosophie könnte man wohl sagen, dass in der Fremdheit des Volkes zur Demokratie die Selbstentfremdung der Gesellschaft sich wiederspiegelt » (S. 560). De l’autre un recours à la conception freudienne de l’identification (Massenpsychologie und Ich-analyse, Das Unbehagen in der Kultur) qui avait déjà été mise en œuvre en 1950 dans les Studies in the Authoritarian Personality : « Man beurteilte die autoritätsgebundene Charaktere überhaupt falsch, wenn man sie von einer bestimmten politisch-ökonomischen Ideologie her konstruierte ; die wohlbekannten Schwankungen der Millionen von Wählern vor 1933 zwischen der nationalsozialistischen und kommunisteischen Partei sind auch sozialpsychologisch kein Zufall … Autoritätsgebundene Charaktere identifizieren sich mit realer Macht schlechthin, vor jedem besonderen Inhalt. » (S. 561). Les deux facteurs explicatifs sont ensuite réunis dans un même schème d’assujettissement à la force des choses (on pourrait dire, en reprenant la célèbre expression de La Boétie, de « servitude volontaire ») : « Die ökonomische Ordnung und, nach ihrem Modell, weithin auch die ökonomische Organisation verhält nach wie vor die Majorität zur Abhängigkeit von Gegebenheiten, über die sie nichts vermage, und zur Unmündigkeit. Wenn sie leben wollen, bleibt ihnen nichts übrig, als dem Gegebenen sich anzupassen … Die Notwendigkeit solcher Anpassung, die zur Identifikation mit Bestehendem, Gegebenem, mit Macht als solcher, schafft das totalitäre Potential. » (S. 567).

Les mêmes termes sont invoqués dans la Dialektik der Aufklärung pour tenter d’approcher les « éléments de l’antisémitisme » : un « faux ordre social » dans lequel la subjectivité des individus est réprimée comme telle, engendre spontanément une « volonté de destruction » ou une haine qui devient indissociable de l’organisation productive, qui est « naturalisée » par elle, puis incorporée à la représentation compensatoire de la Volksgemeinschaft et projetée sur les groupes historiques qui incarnent pour la civilisation moderne (européenne) l’altérité en son propre sein. Cette haine est donc tout aussi bien auto-destructrice.

On peut naturellement discuter chacun des éléments de cette présentation, et surtout la modalité de leur combinaison (celle-ci est d’ailleurs si difficile que, dans Dialektik der Aufklärung, il ne faut pas moins qu’une métaphysique complète du « devenir violence » de la Raison universelle pour en rendre compte). Mais ce qui nous intéresse ici, ce sont deux traits remarquables du discours d’Adorno : d’une part il désigne comme une « catastrophe », à la fois réelle et symbolique, le fait irréversible qui bouleverse nos représentations de la politique (y compris, et peut-être tout particulièrement, celles qu’avait élaborées la tradition marxiste en tant qu’expression du mouvement ouvrier) ; d’autre part il n’hésite pas, dans la suite de son argumentation, à rapprocher la menace associée au spectre du nazisme de celle que peuvent comporter les mouvements de libération anti-impérialistes, dans la mesure où ils se fondent eux-aussi sur l’exaltation de la Volksgemeinschaft : « Das faschistische Wunschbild heute verschmilzt ohne Frage mit dem Nationalismus der sogenannten unterentwickelten Länder, die man bereits nicht mehr solche, sondern Entwicklungsländer nennt. Einverständnis mit denen, die in der imperialistischen Konkurrenz sich zu kurz gekommen fühlten und selber an den Tisch wollten, drückte schon während des Krieges in den slogans von den westlichen Plutokratien und den proletarischen Nationen sich aus… Nationalismus heute ist überholt und aktuell zugleich… Aktuell aber ist der Nationalismus insofern, als allein die überlieferte und psychologisch eminent besetzte Idee der Nation, stets noch Ausdruck der Interessengemeinschaft in der internationalen Wirtschaft, Kraft genug hat, Hunderte von Millionen für Zwecke einzuspannen, die sie nicht unmittelbar als die ihren betrachten können … Erst in einem Zeitalter, in dem es sich bereits überschlug, ist der Nationalismus ganz sadistisch und destruktiv geworden… » (S. 565-566). Nous ne pensons pas qu’on puisse interpréter ces formules comme l’expression d’un mépris pour les luttes de libération du Tiers Monde, mais plutôt comme un regard critique jeté sur la rencontre des extrêmes, à un moment où, du moins en Europe, la découverte des luttes anti-impérialistes, ainsi que la possibilité de concevoir leur portée mondiale dans un cadre marxiste élargi (préparé par les théories classiques de l’impérialisme), avait contribué pour beaucoup de révolutionnaires et de militants « de gauche » à occulter les éléments d’antinomie inhérents à l’idée même d’une politique de la violence. C’est ce nœud de questions que nous voudrions évoquer pour conclure.

Le premier point qui nous paraît important, c’est que l’intense élaboration théorique à laquelle ont donné lieu les luttes de libération, avant et après la Deuxième Guerre mondiale, ait certes considérablement élargi le champ d’application de la réflexion sur la Gewalt en lui conférant une place de plus en plus centrale dans la pensée politique (au même titre qu’à la théorie du « développement »), mais n’ait pas fondamentalement modifié la définition de cette catégorie. On peut même penser qu’on en est revenu à une dichotomie des aspects institutionnels et des aspects spontanés de la Gewalt contre laquelle avait été dirigé tout l’effort des théoriciens du marxisme après Engels (notamment chez Lénine et surtout chez Gramsci). Dans une situation caractérisée par des formes massives de paupérisation absolue et par une domination politique féroce (coloniale ou semi-coloniale), étayée sur une civilisation imprégnée de racisme envers l’humanité non-européenne, n’hésitant pas enfin à recourir depuis des siècles à l’extermination, les différents courants tentaient ainsi chacun à sa façon de prendre acte du fait que la violence n’est pas véritablement un choix, mais une contrainte. La seule possibilité ouverte semble être de l’aménager, d’en réinventer les modalités. Il n’y a qu’une exception apparente à cet égard, qui est la politique de « non-violence » mise en œuvre par Gandhi, sur laquelle nous allons revenir.

D’un côté nous avons donc les théories de la lutte révolutionnaire armée, comme guerre populaire (Mao en Chine), ou comme guerre de guérilla (Castro et Che Guevara en Amérique latine). Leur opposition avait donné lieu en son temps à d’intenses débats idéologiques, confrontant la conception différente qu’elles se font de l’articulation entre l’avant-garde et les masses, de la primauté du facteur politique (c’est-à-dire idéologique) et du facteur militaire, du nationalisme et de l’internationalisme. Il ne fait aucun doute que ces débats représentent une époque dans l’histoire de la pensée de la guerre, remettant en question, en particulier, les distinctions entre guerre et révolution sur lesquelles se fondent les définitions classiques de la politique (comme on le voit aussi à la réception dont ils font l’objet dans un essai contre-révolutionnaire comme la « Théorie du partisan » de Carl Schmitt). Mais il est d’autant plus frappant de constater que, quelle que soit la subtilité des analyses de classe auxquelles elles donnent lieu (plus nette chez Mao que chez Guevara ou Régis Debray), elles restent conçues selon un modèle stratégique, dans lequel n’interviennent que des agencements de « forces » et de « masses » évoluant dans l’espace et dans le temps. C’est pourquoi, sans doute, elles ont un besoin intrinsèque de compenser leur objectivisme en se référant à des idéalités complémentaires, en particulier des perspectives eschatologiques concernant la venue de « l’homme nouveau », par delà le processus de libération.

En face de cet objectivisme, nous avons le subjectivisme extrême de discours comme celui de Frantz Fanon (auquel son amplification par Sartre, dans la forme d’une sorte d’exorcisme de l’extrême violence coloniale, a assuré un retentissement durable et universel) : il ne s’agit plus de la Gewalt comme pouvoir ou force organisée, mais de la Gewalt comme « praxis absolue » qui opère elle-même, immédiatement, la libération spirituelle du colonisé en même temps qu’elle retourne contre le colonisateur la capacité de terreur qu’il a accumulée (« Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux … Quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en « libérateurs » … Totalement irresponsables hier, elles entendent aujourd’hui tout comprendre et décider de tout. Illuminée par la violence, la conscience du peuple se rebelle contre toute pacification. Les démagogues, les opportunistes, les magiciens, ont désormais la tâche difficile. La praxis qui les a jetées dans un corps à corps désespéré confère aux masses un goût vorace du concret. L’entreprise de mystification devient, à long terme, pratiquement impossible », Fanon, Les damnés de la terre, p. 70). Sans commentaire…

Ce grand écart, en fait, n’a jamais été comblé, et c’est lui, peut-être qui a désarmé intellectuellement les mouvements anti-impérialistes devant les stratégies contre-révolutionnaires - à la limite aussi devant leurs propres dérives autoritaires et totalitaires.

Par comparaison, on peut penser qu’il y a eu davantage de créativité théorique, sinon d’efficacité politique, dans les discours de crise qui, en Europe, tout au long de la période fasciste, ont tenté d’interpréter « négativement » la genèse de l’extrême violence et sa capacité de destruction de l’espace politique (y compris par le retournement des identités révolutionnaires) en combinant des catégories d’analyse marxiste avec des thèses niezschéennes sur la « cruauté » ou des thèses freudiennes sur la pulsion de mort et son rôle dans l’identification collective (comme nous l’avons vu déjà chez Adorno). C’est-à-dire qu’elles ont résolument renoncé à penser la lutte des classes, comme chez les marxistes classiques, dans un horizon anthropologique progressiste et productiviste. Tel est le cas, nous semble-t-il, des tentatives de Wilhelm Reich dans la Psychologie de masse du fascisme (1933), de Georges Bataille dans « La structure psychologique du fascisme » (1933-1934) et de Walter Benjamin dans l’ensemble constitué par l’essai Zur Kritik der Gewalt de 1921 et les Thèses « sur le concept d’histoire » de 1941 - avec toutes les différences qui les séparent.

Reich - en dépit de l’équivocité de son biologisme naturaliste parfois délirant - désigne avec insistance le point aveugle du marxisme (la structure libidinale « irrationnelle » des rassemblements et des mouvements de masse qui ont la responsabilité de « faire leur propre histoire »), mais aussi celui, symétrique, du freudisme qui devrait permettre de penser cette matière trans-individuelle de la politique (dénégation de la fonction répressive de l’Etat en liaison avec les formes de la famille patriarcale). Ce sera près d’un demi-siècle plus tard le point de départ des analyses de Deleuze et Guattari dans L’anti-Œdipe et surtout dans Mille plateaux (1980).

Bataille décrit l’Etat, non seulement comme un appareil de pouvoir au service de certains intérêts de classe, mais comme une institution qui tend à soustraire la « partie homogène » de la société centrée sur l’utilité productive à l’effet en retour de sa « partie hétérogène », c’est-à-dire des forces inassimilables où se rencontrent les figures opposées du sacré et du dégoût ainsi que les formes de violence individuelle ou collective qui servent de fondement érotique à la souveraineté, plus généralement à la maîtrise. Il pose que les formations fascistes (mussolinienne, hitlérienne) n’ont pu mobiliser les masses opprimées sans favoriser un retour au premier plan de l’élément hétérogène de la vie sociale, en le concentrant contre des victimes mises au ban de la société. Et il prend de risque de suggérer que le prolétariat ou le peuple ne peuvent s’opposer victorieusement au fascisme qu’à la condition de mobiliser les mêmes éléments (retrouvant d’une certaine façon la conception marxienne du Lumpenproletariat, mais pour la valoriser en sens inverse).

Enfin dans son écrit de jeunesse (explicitement influencé par Sorel) Benjamin avait montré que toute Gewalt institutionnelle (légale) prend la forme d’un monopole et par conséquent d’un excès de pouvoir qui, au besoin, désigne dans la société ses propres cibles en traçant les frontières du droit et du non-droit. Il lui oppose ensuite la figure extra-légale, donc révolutionnaire, d’une « violence divine » qui refonde l’institution en la détruisant, mais se dissocie d’elle-même en violence d’Etat et en violence rédemptrice. Cette formulation est proche de celle que trouvera plus tard Bataille (elles ont en commun la référence à la « souveraineté »), à ceci près qu’elle présente l’ambivalence de la violence extrême comme une aporie et non comme une solution. Beaucoup plus tard, par delà l’expérience effective du fascisme et la rencontre avec le marxisme, dans les Thèses de 1941 qui terminent son œuvre inachevée, Benjamin fera du spartakisme l’héritier de la tradition blanquiste qui conjoint la « haine » des exploiteurs et « l’esprit de sacrifice » (Thèse 12). Mais surtout il tracera une ligne de démarcation absolue entre la violence des dominants et celle des dominés, des « générations de vaincus » de l’histoire, dont l’inversion improbable en violence libératrice - comparable à un événement messianique - donne un sens à l’accumulation séculaire des ruines et ouvre la possibilité d’une autre histoire.

Toutes ces formulations ont incontestablement un caractère en partie mythique (ou mystique), mais elles ont aussi en commun de désigner l’existence d’une autre scène (pour parler comme Freud) sur laquelle s’opère, en quelque sorte « dans le dos » des luttes de classes et des rapports de force, et a fortiori de la « conscience de classe », la conjonction ou la métamorphose des formes de violence objective (structurellement impliquées dans les mécanismes de domination et d’exploitation) en violence subjective (ou même ultra-subjective, procédant de l’identification et de la fascination par une « toute-puissance » collective imaginaire). Une telle idée, même exprimée de façon spéculative, a l’avantage d’écarter par principe toute possibilité de penser l’histoire comme une « conversion » de la violence et, a fortiori, toute possibilité de maîtriser la violence sans un effet en retour sur ceux qui s’en servent - que ce soient les puissances de l’Etat ou celles de la révolution.

Critiquer (à l’encontre de tous les théoriciens marxistes - à l’exception peut-être de certaines remarques de Rosa Luxemburg à propos de la Révolution russe : cf. Schriften zur Theorie…, S. 180 usw.) l’illusion de maîtrise tactique ou historique de la violence, sans pour autant croire à la possibilité de l’éliminer ou de s’en passer, ce n’est donc pas nécessairement annuler la question d’une politique de la violence. Au contraire c’est la relancer sur d’autres bases. Ce n’est pas non plus refaire l’histoire. Mais c’est éventuellement rouvrir des débats qui ont été éludés ou trop rapidement conclus. Pour n’en citer qu’un, qui nous paraît fondamental, il semble qu’un des grands « rendez-vous manqués » de l’histoire du marxisme ait été la confrontation entre la politique léniniste de « dictature du prolétariat » et la politique de « non-violence » et de « désobéissance civique » théorisée et mise en œuvre par Gandhi en Inde - l’autre grande forme de pratique révolutionnaire du XXe siècle (avec des résultats aussi décisifs et, sur le long terme, aussi problématiques). Car la non-violence gandhienne n’est pas (ou plutôt pas seulement) une morale, mais d’abord une politique, avec sa propre conception du conflit social entre oppresseurs et opprimés, et sa propre façon d’en renverser progressivement le rapport de forces en instituant une « conversion des moyens et des fins » (cf. les livres de J. Bondurant et de Bipan Chandra 1988 - seul grand auteur de formation marxiste à s’être aventuré dans cette direction).

Cette histoire fictive qui n’a jamais eu lieu, mais qui pourrait prendre place dans l’esprit des hommes du XXIe siècle, confrontés au développement d’une économie mondiale de la violence et à la crise concomitante de la représentation et de la souveraineté, a l’intérêt d’attirer notre attention non seulement sur la nécessité de civiliser l’Etat, mais sur celle de civiliser la Révolution - l’un n’étant pas plus facile que l’autre, mais conditionnant la reprise d’un héritage théorique marxiste qui a progressivement découvert sa multiplicité en même temps que sa fragilité.

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