Un partiel hors tout rapportSéance I
Comme beaucoup d’énoncés trop bien connus, celui selon lequel « Il n’y a pas de rapport sexuel » joue avec application, depuis bientôt trente ans, le rôle de l’arbre qui cache la forêt. Sa frappe provocante, ses difficultés de traduction, son affirmation sans partage, son maintien à l’identique au fil des dix dernières années de séminaire, tout concourt à en faire un point de départ assuré, un énoncé aussi « fiable » qu’obscur avec ses allures d’axiome. L’ensemble de cette séance prend délibérément le contre pied de cette perspective, et va s’appliquer à retracer la genèse de cet énoncé, comment il a réussi à s’établir, à travers une masse d’enjeux souvent flous, parfois enchevêtrés, voire contradictoires.
Parce que nous ne savons pas encore bien ce que nous cherchons, il serait vain d’aller questionner les premiers séminaires pour savoir s’ils portent déjà la marque « en creux » de cet énoncé qui ne commence vraiment à apparaître comme tel que vers la fin des années soixante. Plus tard, un peu mieux avertis du mycélium sur lequel il a poussé, peut-être pourrons-nous jeter ce regard rétrospectif sur ces premières années, et voir se dessiner les linéaments de ce que, pour l’instant, nous cherchons seulement à dégager.
L’objet métonymique et le phallus
Rien de tel n’est en place en effet avant l’invention de l’objet (a) dont il me faut ici retracer rapidement la genèse. L’avant-courrier le plus notable n’est autre que l’objet dit « métonymique », qui fleurit tout au long du commentaire du petit Hans dans La relation d’objet, un objet qui doit tout à la fois convenir cliniquement à l’objet fétiche et à l’objet phobique, mais doit tout autant convenir au système conceptuel dans lequel Lacan déploie alors son enseignement depuis plusieurs années, à savoir une fondamentale ternarité, basée sur les trois dimensions imaginaire, symbolique et réel. Or tout ce qui s’écrit sur l’objet dans ces années-là – qui vient pour l’essentiel d’outre-Manche – repose sur une dualité jugée toute « naturelle » : sujet/objet, que Lacan ne peut que repousser comme telle. Il le dit en clair le 28 novembre 1956 :
Toute la notion de relation d’objet est impossible à mener, impossible à comprendre, impossible même à exercer si l’on n’y met pas comme élément – je ne dis pas médiateur, car ce serait faire un pas que nous n’avons pas encore fait ensemble –, un tiers élément qui est un élément, du phallus pour tout dire, ce que je rappelle aujourd’hui au premier plan par ce schéma : Mère — Phallus — Enfant.
Une triade que l’on retrouve aussi bien quelques séances plus loin dans le même séminaire, lorsque Lacan en vient à commenter la fonction du voile dans la production de l’objet fétiche/phobique :
Le rideau prend sa valeur, son être et sa consistance d’être justement ce sur quoi se projette et s’imagine l’absence. Le rideau, si l’on peut dire, c’est l’idole de l’absence […] C’est bien là ce dans quoi l’homme incarne, idolifie son sentiment de ce rien qui est au-delà de l’objet d’amour
[1].
Lacan en vient ainsi à parler du « rythme ternaire fondamental de la relation symbolique sujet/objet/au-delà », et cet « au-delà » ne tarde pas à s’appeler, tout simplement, « phallus » :
Cet objet là, il a un nom, il est pivot, il est central dans toute la dialectique des perversions, des névroses, et même purement et simplement de tout développement subjectif. Il s’appelle le phallus
[2].
Or ce phallus – dont il faut remarquer tout de suite qu’il se présente sous les espèces d’un substantif, alors que dans quelques années il ne sera plus qu’un adjectif (la fonction phallique) – se trouve alors commenté par Lacan d’une façon qui importe au plus haut point pour la suite de notre propos, puisque loin de se réduire à sa fonction corporelle, il est pris dans la trame sémiotique. Dans la séance qui suit immédiatement celle d’où est extraite la citation précédente, Lacan dit l’une des choses les plus précises qu’il ait alors articulées sur ledit phallus de ce point de vue-là, dans son appartenance à l’ordre signifiant et symbolique :
Je vous dirais que fréquemment dans le système signifiant, nous devons considérer que le phallus entre en jeu à partir du moment où le sujet a à symboliser comme tel dans cette opposition du signifiant au signifié, le signifié, je veux dire la signification.
Ce qui importe au sujet, ce qu’il désire, le désir en tant que désiré, le désiré du sujet, quand le névrosé ou le pervers a à le symboliser, en dernière analyse, c’est littéralement à l’aide du phallus. Le signifiant du signifié en général, c’est le phallus
[3].
Une dernière citation pour faire le joint avec l’objet :
ce phallus […] dans le signifiant, nous pouvons nous contenter de le situer comme cela : c’est un objet métonymique en ceci qu’il est de toute façon ce qui, à cause de l’existence de la chaîne signifiante, va circuler comme le furet partout dans le signifié. Il est dans le signifié ce qui résulte de l’expérience du signifiant […] ce signifié prend le rôle majeur, et en quelque sorte d’objet universel pour le sujet
[4].
Avouons que, pour l’instant, si l’on voit mieux le problème – l’objet à prendre en considération dans l’analyse n’est pas l’objet au sens empirique du terme, mais la façon qu’a la signification de le produire – on voit moins bien où Lacan veut en venir. La difficulté, à mon sens, s’obscurcit encore lors d’une séance cruciale de ce point de vue-là, celle du 27 mai 1959, vers la fin du séminaire Le désir et son interprétation, où Lacan parle de « l’objet en tant qu’il peut supporter ce rapport de coupure qui est celui où, à ce niveau, le sujet a à se supporter. Cet objet en tant que support imaginaire de ce rapport de coupure, nous l’avons vu aux trois niveaux de l’objet prégénital, de la mutilation castrative, et aussi de la voix hallucinatoire. »
Lacan semble faire ici ce qu’il peut pour ne pas se laisser enfermer dans l’évidence du mot « objet », du « gegenstand » allemand, de ce à quoi le sujet se trouve faire face. Métonymique, phallique, inscrit comme ce qui, du signifié, fait horizon, pris dans un « rapport de coupure » (qu’on ne peut guère encore identifier au « non-rapport »), cet objet se trouve indéfiniment « au-delà » de cette part du signifié prise dans la signification : il semble bien insaisissable. Mais une autre opération va venir préciser son statut.
Lors du séminaire L’éthique de la psychanalyse, Lacan se lance (pour d’autres raisons, d’ailleurs) dans le commentaire du das Ding freudien tel qu’il le trouve dans l’Esquisse, ce qui lui permet de laisser entrevoir pour presque la première fois de façon claire, ce qu’il en serait d’un objet non-narcissique. Commentant la distinction freudienne entre « libido du moi » et « libido d’objet », il lance à son auditoire :
L’objet, ici, à ce niveau, s’introduit pour autant qu’il est perpétuellement interchangeable avec l’amour qu’à le sujet pour sa propre image. […] C’est dans cette relation de mirage que la notion d’objet est introduite. Cet objet n’est donc pas la même chose que l’objet qui est visé à l’horizon de la tendance. Entre l’objet tel qu’il est structuré par la relation narcissique et das Ding, il y a une différence…
Ce n’est pas ici le lieu de commenter une nouvelle fois tout ce qui peut entourer ce fameux das Ding, sinon pour souligner que dans ce terme de haute lignée (autant philosophique que freudienne), Lacan trouve appui pour penser un objet qui ne serait pas pris dans ce « nœud de servitude imaginaire » qu’est pour lui l’image spéculaire. Son texte sur La famille illustre particulièrement bien ce point, dans la mesure où l’objet ne cesse d’y être en concurrence directe avec l’image dans le miroir, inexorablement. Il n’y a alors rien pour faire concurrence à cette image gloutonne en diable. Seul das Ding vient faire, au passage, contrepoids, et rend possible la pensée d’un objet qui échapperait par nature aux filets du narcissisme et du spéculaire.
L’agalma et l’introduction d’un partiel sans précédent
Le séminaire sur Le transfert va considérablement faire avancer cette problématique en proposant la notion d’agalma. Ce terme grec, que Lacan dit avoir rencontré et remarqué bien avant de le retrouver dans le Banquet, désigne bien sûr un objet précieux, un ornement, une parure, mais ce qu’il a de plus intéressant à ses yeux, c’est son côté brillant :
Ce dont il s’agit, c’est du sens brillant, du sens galant, car le mot galant provient de galer en vieux français.
Je ne veux pas me lancer ici dans un commentaire direct de l’introduction de ce terme grec si riche – Danielle Arnoux s’est proposée de le faire, et mènera cette enquête avec la diligence qui est la sienne en ces matières. Par contre, je tiens à en détacher deux aspects :
1°) à cause de l’insistance de Lacan sur ce « brillant » qu’est l’agalma, un glissement de sens décisif est déjà à l’œuvre : ce n’est plus un objet quelconque qui tombe sous ce concept d' « agalma », c’est bien plutôt une propriété de l’objet. L’agalma, pour le dire en termes aristotéliciens, n’est pas tant un être qu’un accident. Moins un substantif qu’un adjectif. Et pourtant Lacan l’amène, et le considère bien comme un objet, sans en faire un seul instant un universal à la mode médiévale. Il ne s’agit pas, en effet, de considérer l’agalma comme « le rouge », un rouge à qui l’on prêterait une existence hors les objets sur lesquels il porte. C’est simplement un objet… qui n’a pas l’être plein et stable qu’on a l’habitude d’attendre d’un objet, tout à la fois : substantif dans la langue, perdurant dans l’espace et le temps, doté d’un être qui le fait participer pleinement d’une ontologie naturelle. L’agalma se présente d’emblée de travers par rapport à cette plénitude.
2°) Plus encore : à peine promu de la sorte, le voilà rattaché avec force à la notion analytique d’« objet partiel », mais de quelle façon ! Dans le fil même de cette idée de « galant », Lacan poursuit, immédiatement après la citation précédente :
C’est bien, il faut le dire, cela que nous, analystes, avons découvert sous le nom d’objet partiel. C’est là une des plus grandes découvertes de l’investigation analytique que cette fonction de l’objet partiel.
Voilà certainement l’un des plus grands coups de Trafalgar des séminaires : ce long et savant développement sur le terme d’agalma se termine sur un crochet direct : Lacan était en train de parler de l’« objet partiel » ! Mais qu’est-ce donc que ce machin déclaré l'« une des plus grandes découvertes de l’investigation analytique » ? Pour comprendre la manœuvre, il convient d’oublier ce que nous croyons si bien savoir sur cet objet partiel, justement du fait du travail ultérieur de Lacan.
En ce 1er février 1961, l’expression d’« objet partiel » ne peut résonner familièrement aux oreilles des auditeurs de Lacan que parce qu’un certaine Melanie Klein l’a promu depuis plus de vingt ans. La chose se dit alors surtout en anglais : partial object. Et pour elle, cet objet partiel n’a rien à voir avec l’agalma que Lacan est en train de brosser devant ses auditeurs. Il y a là une première embrouille qu’il importe de mettre à plat.
La fausse piste freudienne
Le mot « partiel » a toute sa dignité freudienne, c’est sûr. Dès les Trois essais sur la théorie du sexuel, Freud a utilisé le mot tout au long de sa description du fonctionnement de la pulsion. Le problème c’est qu’il ne l’emploie jamais au niveau de l’objet de la pulsion, toujours dit « quelconque », jamais « partiel ». Ce qui est fondamentalement « partiel », ce sont les sources des pulsions, au sens très précis où, lors de la deuxième poussée pulsionnelle pubertaire, ces sources (orales, anales) vont devoir converger vers le « primat du génital ». Cette convergence ultérieure est seule à les faire « partielles » dans le temps de la sexualité infantile, cette partialité restant l’une des composantes constantes de ces pulsions, même une fois établie la (très problématique, vue d’aujourd’hui) « convergence génitale ».
La première entaille dans cette construction vient de Karl Abraham qui, vers la fin de son long texte « Esquisse d’une histoire du développement de la libido basée sur la psychanalyse des troubles mentaux » (1924), dans le chapitre intitulé « Débuts et développement de l’amour objectal »
[5] en vient à forger l’expression « amour partiel de l’objet », à partir de laquelle Melanie Klein va inventer tout autre chose : son « objet partiel ».
Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans les relations complexes qu’entretiennent chez cet auteur ses objets partiels (qui, au départ, se calquent sur les sources freudiennes orale et anale, mais très vite se multiplient) et l’« objet total » qui, certes, apparaît clairement lors de la phase dépressive, mais se trouve déjà en jeu dans la phase schizo-paranoïde antérieure. Il convient par contre de mesurer ici contre qui porte l’ironie que Lacan déploie aussitôt à ce sujet :
Nous [les analystes en général] avons effacé, nous aussi, tant que nous avons pu, ce que veut dire l’objet partiel ; c’est-à-dire que notre premier effort a été d’interpréter ce qu’on avait fait comme trouvaille, à savoir ce côté foncièrement partiel de l’objet en tant qu’il est pivot, centre, clé du désir humain, ça valait qu’on s’arrête là un instant… Mais non ! Que nenni ! On a pointé ça vers une dialectique de la totalisation, c’est-à-dire le seul digne de nous, l’objet plat, l’objet rond, l’objet total, l’objet sphérique sans pieds ni pattes, le tout de l’autre, l’objet génital à quoi, comme chacun sait, irrésistiblement notre amour se termine !
[6].
La cible n’est pas tant ici Melanie Klein que les analystes français après qui Lacan en a tant à cette époque, en gros ceux qui viennent de publier La psychanalyse aujourd’hui, Maurice Bouvet en tête. Dans cette charge en grande partie méritée, où les auteurs inventent, en effet, un objet génital (que Freud lui-même n’a pas soutenu), Lacan fait passer comme invention de Freud ce qui n’est rien qu’une invention de son cru : l’objet partiel dans un sens totalement inédit, à savoir un objet qui ne se destine à aucune totalité, et pour lequel le terme grec d’agalma vient offrir son abri, dans la suite directe de cet objet métonymique, moitié objet/moitié phallus, déjà coincé entre ce qui, du signifié, resterait au-delà de la signification, sans pour autant rejoindre l’opacité mondaine du référent linguistique
[7].
Cette ironie bruyante dessine fort bien, à elle seule, les enjeux de ce partiel, que Lacan présente comme le bien le plus précieux de la tradition analytique freudienne, alors même qu’il est en train de l’inventer de toute pièce ; personne en effet avant lui n’a songé à mettre en scène, sous le nom d’« objet », un « partiel » qui ne serait la partie d’aucun tout, qui ne serait jamais appelé à intégrer quelque « tout » que ce soit. A partir de ce 1er février 1961, on peut considérer que l’objet (a), depuis près de cinq ans présent dans les séminaires, vient d’acquérir ainsi l’une de ses déterminations qui va désormais le conduire vers une consistance de plus en plus précise.
Cette soudaine accentuation du « partiel » concernant l’objet (a) va d’abord simplifier le décor puisque depuis toujours, depuis 1936-38, l’objet « total » a un nom et une fonction bien précise pour Lacan : c’est l’image spéculaire. Si donc cet objet est à concevoir au sens le plus rigoureux du mot partiel (sens qui reste encore à éclaircir), eh bien il faudra le situer hors image spéculaire. Voilà l’objet (a) non-spéculaire (rien de tel n’avait été proféré jusque là par Lacan avec clarté), du fait de son étrange et violente « partialité ».
Le nihil negativum kantien
Que Lacan ait alors une claire conscience des enjeux épistémiques nouveaux posés par sa construction, on peut le savoir en parcourant tout du long le séminaire qui suit celui sur Le transfert, à savoir L’identification. Le 28 février 1962, par exemple, il énonce :
Il est tout à fait clair en tout cas qu’il n’y a pas lieu d’admettre pour tenable l’esthétique transcendantale de Kant, malgré ce que j’ai appelé le caractère indépassable du service qu’il nous rend dans sa critique, et j’espère le faire sentir justement de ce que je vais montrer qu’il convient de lui substituer.
Or quel est exactement le point d’introduction par lequel Lacan fait appel à Kant ? C’est assez curieux, tant du point de vue thématique que du vocabulaire employé. Lacan se trouve en train de parler tout à la fois de pulsion de vie/pulsion de mort, et de la nécessité où est Freud de soutenir son idée de pulsion de vie par celle de narcissisme, jusqu’à étudier de près la question de la douleur dans son Pour introduire le narcissisme. Là-dessus, Lacan rappelle alors – pourquoi diable, quelle mouche le pique alors ? – que lors d’une conversation familière de peu antérieure il avait fait remarquer à son auditeur que l’expérience d’une douleur en efface une autre, bref qu’on souffre mal de deux douleurs à la fois. Il poursuit :
Une prend le dessus, fait oublier l’autre, comme si l’investissement libidinal sur le corps propre se montrait là soumis à la même loi que j’appellerais de partialité qui motive la relation au monde des objets du désir.
Voilà donc réunis, tels le parapluie et la machine à coudre sur la table de dissection, la partialité de l’objet – d’invention toute récente comme on vient de le voir – et le jeu des processus primaires (l’investissement libidinal) dans son rapport au corps, lorsque Lacan déclare tout de go :
C’est là que, si je puis dire, la référence, l’analogie avec l’investigation kantienne va nous servir.
Or dans un premier temps, Lacan se livre à une sorte de disqualification grossière de l’esthétique kantienne, « elle n’est absolument pas tenable », dit-il, « pour la simple raison qu’elle est pour lui fondamentalement appuyée d’une argumentation mathématique qui tient à ce qu’on peut appeler l’époque géométrisante de la mathématique », c’est-à-dire la géométrie euclidienne. Lacan ironise alors sur l’exemple que donne Kant, pour illustrer le dernier cas de sa table des riens, le leer Gegenstand ohne Begriff, à savoir une figure rectiligne qui n’aurait que deux côtés. Et l’épicycloïde, demande Lacan ? Ne fait-elle point contradiction directe, et elle est connue depuis Pascal ! Le reste de cette séance reste flou dans son rapport au texte Kantien, Lacan semblant faire plutôt un sort à l’ens privativum, ce qui suffit à indiquer un flottement puisque Kant n’emploie jamais une telle expression.
Dans sa table des quatre riens qui clôt l’« Amphibologie des concepts de la réflexion
[8] », Kant aligne dans cet ordre l’ens rationis (le concept vide sans objet, le « rien » banal) ; l’ens imaginarium (l’intuition vide sans objet, comme le temps ou l’espace, les formes simples de l’intuition qui n’ont pas droit au nom d’« objet ») ; le nihil privativum (soit la négation du quelque chose, concept du manque de l’objet, comme le froid ou l’ombre) ; et enfin le nihil negativum, le leer Gegenstand ohne Begriff, l’objet vide sans concept que Lacan vient précédemment de presque disqualifier, dans un vocabulaire kantien qui reste manifestement indécis dans la toute fin de cette séance. Le ton change avec la suivante, le 28 mars 1962.
Chaque fois que nous avons affaire avec ce rapport du sujet au rien, remarque alors Lacan, nous autres analystes, nous glissons régulièrement entre deux pentes : la pente commune qui tend vers un rien de destruction […] et l’autre qui est une néantisation qui s’assimilerait à la négativité hégélienne.
Il poursuit, dans un vocabulaire kantien cette fois bien plus rigoureux puisqu’il épelle alors, dans l’ordre, les quatre riens de Kant :
Le rien que j’essaie de faire tenir à ce moment initial pour vous dans l’instauration du sujet est autre chose. Le sujet introduit le rien comme tel, et ce rien est à distinguer d’aucun être de raison qui est celui de la négativité classique [voilà l’ens rationis], d’aucun être imaginaire qui est celui de l’être impossible quant à son existence [voilà l’ens imaginarium], qui n’est pas non plus l’ens privativum [ici Lacan répète le lapsus qu’il a déjà fait lors de la séance précédente au même endroit, il s’agit chez Kant du nihil privativum], qui est à proprement parler ce que Kant, admirablement dans la définition de ses quatre riens dont il tire si peu parti, appelle le nihil negativum, à savoir pour employer ses propres termes un leer Gegenstand ohne Begriff, un objet vide, mais ajoutons : sans concept, sans saisie possible avec la main.
En un mois d’écart, Kant est passé d’un zéro pointé en mathématiques à une « invention admirable » à propos de la même chose, ce « rien », cet « objet vide sans concept » qui précisément intéresse Lacan dans son approche toute nouvelle de la « partialité ».
Lacan/Freud : l’objet privatif
Nous aurons l’occasion de revenir sur ce choix initial qui, grâce à Kant et sa table des riens, va à la fois placer l’objet (a) encore bien indistinct sous le concept d’un objet sans concept
[9], et déclarer la guerre à l’esthétique transcendantale, mais je voudrais d’abord faire un sort à ce lapsus répété de Lacan à l’endroit de ce qu’il nomme, curieusement, l’ens privativum. Il tient donc, contre Kant, qu’il y a là un être, et non un rien, alors que Kant le présente sans ambages comme un rien issu d’un manque :
La réalité est quelque chose, la négation n’est rien, c’est-à-dire qu’elle est le concept du manque de l’objet, comme l’ombre, le froid (nihil privativum)
[10].
Or le manque de l’objet, c’est quasiment la définition de l’objet freudien, qui ne sera jamais que l’ombre portée du mythique objet de la première satisfaction. L’objet freudien prend statut d’objet perdu (et le manque phallique part drapeau en tête) parce que Freud pense son objet sous la catégorie du nihil privativum, de « l’objet vide d’un concept » comme s’exprime aussi Kant, qui entend bien sûr là un concept positif, renvoyant très normalement à un objet classique, lequel, en la circonstance, fait défaut. La négation vient frapper un objet, et il en résulte ce nihil privativum, mais cette opération laisse intacte la catégorie de l’objet.
Je fais ici l’hypothèse que le lapsus répété de Lacan sur ce point vient du fait qu’il lit « Freud » dans le mot « manque » présent chez Kant, et fabrique ainsi ce curieux « ens privativum ». Or le rien qu’il essaie de faire valoir se différencie autant du « manque freudien » que de la « négativité hégélienne » qu’il dénonce alors comme étrangère à son propos. En somme, lui seul se voit du côté du « nihil » ; les autres (Freud, Hegel, Bouvet et Cie) sont, chacun à sa façon, du côté de l’être, de l’« ens ».
L’objet incommensurable
Deux autres séries de considérations vont, à partir de ce séminaire sur L’identification, entrer en jeu pour assurer la singularité du partiel ainsi engagée ; d’un côté des élaborations topologiques, de l’autre une approche, en plusieurs temps, par le biais du nombre d’or. Dans la mesure où je ne peux consacrer plus d’une leçon à l’objet (a) proprement dit dans ce parcours, je suis dans l’obligation de résumer grossièrement les tentatives de Lacan de 1962 à 1967 autour de cette question.
Á lui seul, L’identification, premier séminaire véritablement « topologique », établit l’objet (a) comme ce qui peut être découpé sur le cross-cap. Cette opération conforte cet objet dans sa « non-spécularité », celle-ci étant désormais clairement entendue comme le fait de ne présenter aucune différence d’avec son image miroir, ce qui promeut toutes les surfaces non-orientées au titre d’exemples de l’objet (a), à commencer par la bande de Möbius. Du fait de cette percée topologique, l’objet (a) acquiert donc ses titres de noblesse quant à sa non-spécularité
[11]. Mais un autre point reste obscur quand à sa « partialité » : quel rapport entretient-il donc avec l’un, l’unité, puisque, selon la forte parole de Leibniz, « l’être et l’un sont réciprocables », qu’il n’est pas d’être qui ne soit un, ni d’un qui ne soit (quand bien même l’existence lui ferait défaut). Comment installer une rupture à cet endroit, et faire qu’ex-siste quelque chose qui ne soit pas un ? L’apparent paradoxe de l’existence d’un non-rapport et ici déjà clairement en gésine.
Il faudrait ici un long parcours citationnel, entre 1964 et 1966 au moins, pour retracer le difficile divorce du Un et du (a). L’appel aux nombres irrationnels pour dire le « sans rapport » ne vaut pas, puisque Lacan ne peut ignorer que, depuis 1873 et le «Que sont les nombres ? » de Dedekind, la définition du nombre irrationnel comme coupure dans l’ensemble des nombres réels a intégré ces nombres dans le corps des réels, et que donc ils ne servent plus à désigner métaphoriquement ce qui serait « sans rapport » (rationnel), puisqu’ils entretiennent désormais un rapport très net de « coupure ». Lacan tente alors une percée avec le nombre d’or.
Ce dernier présente beaucoup d’avantages, justement du fait de ces étranges rapports avec l’unité, mais aussi du fait de ses rapports avec une série, celle de Fibonacci. Je rappellerai brièvement l’origine de ces singularités. Soit donc une portion de droite qui équivaut à l’unité — Euclide la nomme d’ailleurs «la toute
[12]». Sur cette droite AB (d’une longueur dite c), on positionne un point C qui la partage en deux segments AC et CB, respectivement de longueur a et b :
Si, dans l’infinité des cas possibles, on sélectionne le cas très particulier où , alors, puisque c = a+b = 1, on a également : . Mais pour la même raison, on en déduit, par le simple produit des moyens et des extrêmes, bc = b = a2. Bien d’autres égalités remarquables s’extraient de ce cas de figure initial, et Euclide lui-même ne tire pas moins de vingt propositions, tant géométriques que numériques, de cette «section d’or» ou «partage en extrême et moyenne raison», entre autres celle qui permet d’écrire que la division de l’unité par a est égal à son ajout à l’unité :
Voilà déjà de quoi intéresser Lacan ! Mais il y rajoute la série de Fibonacci, que je présenterai pour aller vite sous sa forme arithmétique moderne, soit la série constituée par la succession des termes obtenus chacun par l’addition des deux termes qui le précèdent, les deux premiers étant égaux à l’unité : . On a donc (pour donner une idée de la rapidité de la progression d’une telle série, dès le départ mis en relation avec la reproduction chez les lapins) :
1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, 144, 233, 377, 610, 987, 1597, 2584, 4181, 6765, etc.
Si l’on cherche la raison arithmétique de cette progression, soit la valeur du rapport , on découvre vite qu’elle tend vers 0,61803989, soit précisément le nombre d’or
[13], le a de la section d’or d’Euclide. Voici ce qu’en dit Lacan, presque au terme de ses années d’efforts dans ce sens (tout spécialement dans La logique du fantasme), lors de la séance du 11 juin 1969, vers la fin de D’un Autre à l’autre :
Si je vous parle de la série de Fibonacci, c’est en raison de ceci : c’est qu’à mesure que les chiffres qui la représentent croissent, c’est de plus en plus près, de plus en plus rigoureusement que le rapport est strictement égal à ce que nous avons appelé, et pas par hasard, quoique dans un autre contexte, du même signe dont nous désignons l’objet (a). Ce petit (a) irrationnel qui est égal à est quelque chose qui se stabilise parfaitement comme rapport à mesure que s’engendre la représentation du sujet par un signifiant numérique auprès d’un autre signifiant numérique […]
C’est bien là qu’il s’agissait d’en venir, en effet : la série de Fibonacci nous offre la métaphore élégante d’une série signifiante qui se trouve approximer toujours mieux dans son développement une valeur, laquelle entretient avec l’unité des rapports étranges puisqu’il est équivalent qu’elle la divise ou qu’elle s’y ajoute, en même temps qu’elle en constitue la « raison » ( ). Sur ce modèle, il devient permis de penser le sujet tel que défini en 1961 – représenté par un signifiant pour un autre signifiant – comme fondamentalement lié à la raison de cette série, appelée en la circonstance (a). Cet « objet » pourra, et devra être considéré comme « partiel » en un sens sans précédent dans l’histoire de la psychanalyse, puisqu’il est, à sa façon, une conséquence indirecte du stade du miroir.
L’objet qui échappe au miroir
La dernière séance du séminaire Le Transfert fait le point sur ce premier démarrage à propos de l’objet (a), et si bien des précisions viennent par la suite (nous en aurons énoncé ici même quelques-unes), je ne suis pas sûr qu’elles rajoutent grand chose aux intuitions que Lacan met en place dès ce 28 juin 1961, très riche cliniquement et poétiquement.
Lacan est d’une certaine façon condamné à cette percée vers un partiel inédit du fait d’avoir positionné comme nul autre dans le champ analytique (Freud compris) une unité formellement impeccable : l’image spéculaire, équivalente à la formation freudienne du moi idéal, i’(a). Elle est un prototype de l’unité englobante, de ce que Lacan nommera en 1971 « l’unien ». Mais une telle unité ne peut présenter de tenue conceptuelle qu’à rencontrer les paradoxes du « tout », à savoir qu’elle doit secréter – excréter – le « rien » qui lui échappe pour assurer sa consistance. C’est ce mouvement formel que Lacan accomplit sur deux bords complémentaires :
1°) d’un côté, et c’est toute la construction du schéma optique, il s’agit de positionner I, les traits constitutifs de l’Idéal du moi, qui doivent exister sans jamais être regroupés, sans jamais faire « ensemble ». J’ai tenté de montrer que le retournement mythique de l’enfant avait pour fonction théorique de rendre concevable l’ex-sistence hors image de signifiants isolés, métaphorisés par un œil dans le schéma optique, mais fondamentalement erratiques, sans lien organiques les uns avec les autres
[14] ;
2°) de l’autre côté, il convient désormais de décoller l’objet, jusque là exclusivement narcissique, de cette gangue unienne, et lui assurer ce statut de partiel dont la fonction est précisément de se dérober à toute saisie unitaire, y compris cette saisie minimale du concept que Kant amène sur un plateau avec son nihil negativum. Ce 28 juin 1961, Lacan tente d’inscrire cette échappée sur son stade du miroir même, gageure s’il en est ! En s’aidant de l’exemple d’Abraham – l’image onirique du père sans les poils pubiens – il fait s’équivaloir le manque dans l’image avec le reste de l’investissement narcissique sur le corps propre : aussi loin qu’aille l’investissement narcissique de l’image miroir mise en place de moi idéal, une partie de l’investissement, celui lié aux génitoires, resterait investie au niveau du corps propre, se déroberait de ce fait à toute saisie spéculaire, assurant ainsi à cet objet (a) ses racines pulsionnelles.
Le déplacement par rapport à Freud est ici déjà achevé : là où ce dernier ne voyait le partiel qu’au niveau de la source de la pulsion, Lacan le saisit désormais au niveau de l’objet de cette « même » pulsion. Là où Freud, s’appuyant sur l’évolution en deux temps de la sexualité humaine, avait besoin d’une « convergence » diachronique des sources pulsionnelles partielles vers son « primat du génital », de façon à s’aventurer vers une unité aussi incertaine que celle de son « Ich », Lacan oppose synchroniquement l’unité spéculaire d’un côté, le partiel de l’objet pulsionnel de l’autre. Ce partiel-là n’est donc nullement appelé à « converger » vers une quelconque unité à venir. Il se tient, vis-à-vis de l’unité, dans une extériorité ô combien difficile à maintenir puisque, dès qu’on veut faire tenir une quelconque entité, aussi abstraite soit-elle, son insistance lui confère très vite une consistance naïve,rivée à l’un, ce qu’il faut donc précisément empêcher. Comment, dès lors, faire consister quelque chose qui se refuse à toute unité, aussi bien celle englobante de l’un unien, que celle atomique de l’unaire ? La notion de « non-rapport » va, à sa façon, soutenir ce projet de faire exister cet objet qui, par définition, échapperait à l’esthétique transcendantale, ce pourquoi il aura fallu aller faire les poubelles de Kant en leur donnant des allures de fonds baptismaux.
Vers un statut régulier de l’exception
Séance II
Je propose qu’on parte maintenant de l’idée suivante : avant même que Lacan ne pense à quoi que ce soit du non rapport sexuel, son engagement dans la notion d’un partiel tel qu’il n’entretiendrait pas de rapport avec l’unité – et donc serait à lui seul une critique en acte de quelque « tout » que ce soit – cet engagement, cette invention le placent dans un cadre de pensée aussi riche que contraignant. Il semble que cette intuition, qui pour l’instant ne parvient pas à s’accrocher à des écritures qui la stabiliseraient (le nombre d’or, pour indicatif qu’il soit, est loin d’y suffire), commande, à sa façon, ce qui va suivre au niveau de la rencontre Homme/Femme.
Cette intuition d’un partiel insaisissable dans les pincettes de l’unité a sûrement des racines mathématiques, mais elle a aussi pour elle une force poétique et politique qu’il serait fâcheux d’ignorer, car c’est là qu’elle puise l’essentiel de sa force, bien avant de trouver la moindre pertinence clinique. L’unité possède bien sûr au moins deux faces (voir Le Parménide où Platon les énumère), celles que Lacan pour sa part va nommer dans les années 1969/1972 l’« unaire » et l’« unien », l’unité symbolique incarnée par le trait indivisible (une fiction parfaite), et l’unité imaginaire incarnée par l’image spéculaire, prototype de l’image englobante et de toute la problématique de la « circonscription » sur laquelle les iconodoules et les iconoclastes s’étaient déjà pas mal écharpés. Mais voilà que le partiel qui se profile est dit échapper à l’une comme à l’autre : sa qualité obstinée d’« objet » lui permet – comment ? on ne le sait pas bien ! – de ne tomber ni sous l’unien, ni sous l’unaire (cette place est réservée au signifiant, et il n’est nullement prévu qu’« objet » et « signifiant » s’équivalent). Ce partiel s’annonce donc comme un parfait personnage de dessin animé, mâtiné de Robin des bois : libéré dès ses premiers pas de tout asservissement à un concept, insoumis au « nœud de servitude imaginaire » de l’image spéculaire, d’emblée lié à la pulsion et au désir, le voilà prêt à gambader à gauche et à droite, et par là même à accomplir pour son Gepetto, son inventeur, des tâches multiples et variées. Sauf que, comme tous ces petits personnages extravagants, il a ses propres exigences : il faut le nourrir en non-rapport. Ce qui fait sa substance bien éthérée doit trouver à s’écrire, faute de quoi Lacan peut savoir qu’il se retrouvera dans une position poético-mystique que certes il ne méprise pas, mais où il ne peut décemment s’établir, vu ses credo pratiques, et son souci de rationalité.
L’arrivée des formules de la sexuation
Je ne referai pas ici le parcours textuel minutieux qui nous mènerait d’un premier (et très risqué) « Il n’y a pas d’acte sexuel » (dès La logique du fantasme), au « Il n’y a pas de rapport sexuel » qui s’étale dans D’un discours qui ne serait pas du semblant et… Ou pire. Je me contenterai de marquer quelques moments-clefs dans cette progression qui aboutit aux formules dites « de la sexuation ». L’affaire commence avec Un discours qui ne serait pas du semblant, notamment dans la séance du 17 février 1971.
Ce n’est certes pas la première fois que Lacan articule l’expression selon laquelle « il n’y a pas de rapport sexuel chez l’être parlant », mais il va ce jour là entrer plus dans le détail des considérations qui produisent un tel énoncé. Il invoque alors les signes de la biologie moderne pour désigner le masculin et le féminin, puis le yin et le yang chinois, et aussi bien d’autre couples qui ambitionnent tous de dire la même bipartition sexuelle. Mais ce qui objecte à une telle classification binaire, ce qui fait qu’il est « intenable d’en rester d’aucune façon à cette dualité comme suffisante », c’est la fonction dite du phallus :
Cette fonction du phallus rend désormais intenable cette bipolarité sexuelle, et intenable d’une façon qui littéralement volatilise ce qu’il en est de ce qui peut s’écrire de ce rapport
[15].
Il ne s’agit plus, comme il y a quelques années, du phallus, de sa nature, de son positionnement, etc, mais de la « fonction du phallus », et bientôt exclusivement de la « fonction phallique ». Cette féminisation et cette adjectivisation sont lourdes de conséquence, car nous n’avons plus affaire à un objet (symbolique, mythique), mais bien à un rapport puisqu’une fonction, et tout spécialement dans le vocabulaire mathématique ou logique que Lacan affectionne (on sait qu’il emprunte cette « fonction » surtout à Frege), n’est jamais rien d’autre qu’une mise en rapport d’éléments appartenant à deux séries disjointes. La « fonction phallique » est donc, elle, par principe et par définition, un rapport. Elle n’est même que ça. Mais les deux séries que Lacan relie par cette « fonction du phallus » ne sont en aucun cas hommes et femmes, mais les êtres parlants d’un côté, et la jouissance de l’autre. Cette fonction phallique nomme désormais le rapport de chaque être parlant, chaque « parlêtre », à la jouissance. Lacan peut donc tranquillement désormais rajouter que le phallus ainsi entendu « ne désigne nullement l’organe dit pénis avec sa physiologie ».
« Toutes les femmes »
Comme bien souvent lorsque Lacan introduit quelque chose, il aime à rappeler qu’il l’a déjà dit il y a longtemps. D’où un rappel de « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », texte dans lequel il opposait, sur le point exact du phallus en effet, le fait de l’« être » (plutôt réservée aux femmes dans ce contexte), et celui de l’« avoir », plutôt réservé aux hommes (mais pour l’avoir, faut-il encore admettre de ne plus l’être – cf. certain type d’impuissance masculine, et pour l’être faut-il encore admettre de ne point l’avoir – cf. un certain mode de frigidité féminine). Ce qui s’annonce maintenant paraît cependant plus prometteur dans la mesure où Lacan y parle directement d’une « substitution au rapport sexuel de ce qui s’appelle la loi sexuelle ». Or que voyons nous apparaître dans les minutes qui suivent cette « substitution » ? Rien d’autre que la présentation des Universelles et Particulières affirmatives et négatives donnée par Peirce (que Lacan lui-même avait déjà commentées lors du séminaire sur L’identification près de dix ans auparavant), et qui vont lui servir pour écrire cette « loi sexuelle », laquelle ambitionne d’articuler le rapport de chaque sexe à la jouissance – donc de faire de la fonction phallique ce qui permettra de différencier homme et femme, de construire cette différence, et ainsi de cesser de la tenir pour un donné premier (biblique) sur lequel tout le reste pourrait se construire. Ce recours à la logique est précédé d’une mention rapide, mais cruciale, de Totem et tabou :
Le maintien, dans le discours analytique, de ce mythe résiduel qui s’appelle celui de l’Œdipe – Dieu sait pourquoi – qui est en fait celui de Totem et tabou où s’inscrit ce mythe, tout entier de l’invention de Freud – du père primordial en tant qu’il jouit de toutes les femmes, c’est tout de même de là que nous devons interroger d’un peu plus loin, de la logique de l’écrit, ce qu’il veut dire. Il y a bien longtemps que j’ai introduit ici le schéma de Peirce […]
[16]
Voilà prononcé, sur le compte du Freud de Totem et tabou qui n’en peut mais (on chercherait en vain cette conception du père totémique dans Freud), un « toutes les femmes » qui va se révéler crucial dans la suite des opérations pour autant que Lacan entend énergiquement le nier, soutenir qu’il n’existe rien de tel. Il pourra par la suite accrocher cet assertion à je ne sais quoi de la jouissance féminine, mais le point de départ est freudien : c’est sa façon à lui, Jacques Lacan, d’écrire le mythe Œdipien. « Toutes les femmes » : y a pas. Á partir de là, il va pouvoir déployer son questionnement vis-à-vis de la tenue de l’universelle.
Ce que désigne le mythe de la jouissance de toutes les femmes, c’est que , un "toutes les femmes", il n’y en a pas. Il n’y a pas d’universelle de la femme. […] Voilà ce que pose un questionnement du phallus, et non pas du rapport sexuel, quant à ce qu’il en est de la jouissance féminine. C’est à partir de ces énoncés qu’un certain nombre de questions se trouvent radicalement déplacées…
[17]
Grand coup de trompette, mais nous sommes encore loin d’y voir clair. Tout le passage immédiatement suivant, qui a trait au fait que la vérité et la fausseté ne sont traitables que dans la dimension de l’écrit, insiste sur le même point sans le rendre beaucoup plus probant.
Les premières écritures
C’est alors, vers la fin de la séance suivante, celle du 17 mars 1971, que Lacan reprend ce qu’il a amené de Peirce, du phallus en tant que rapport à la jouissance et lié à la lettre F, et des quanteurs pour commencer d’écrire tout cela avec l’appareil littéral logique moderne (disons : post-frégéen) :
— l’Universelle affirmative : (pour tout x, phi de x)
— la particulière affirmative : (il existe un x tel que phi de x)
Arrivé à l’universelle négative (e), première difficulté ;
.
Ça, je veux exprimer que c’est une négative. Comment le puis-je ? Je suis frappé de ceci que ça n’a jamais été vraiment articulé comme je vais le faire. C’est qu’il faut que vous mettiez la barre de négation au-dessus de Fx, et non pas du tout comme il se fait habituellement au-dessus des deux. Et ici ? C’est sur que vous devez mettre la barre ( , particulière négative).
Nous avons alors la série :
(a) ; (i) ; (e) ; (o)
C’est avec la négation de l’universelle que Lacan dit inventer ce qu’il nomme presque tout de suite « la non-valeur de l’universelle négative », non valeur dont il tire pour commentaire ultime cette assertion qu’il va nous falloir soupeser attentivement : « c’est ici [avec l’universelle négative telle qu’il l’entend], que fonctionne une coupure essentielle, eh bien c’est cela même autour de quoi s’articule ce qu’il en est du rapport sexuel. »
On remarque d’emblée – nous qui savons ce que le Lacan de ce 17 mars 1971 ne savait pas encore – que la barre de la négation ne tombe pas ce jour-là sur le quanteur pour produire le fameux « pastout » (avec l’écriture ), mais seulement sur la fonction elle-même, entraînant dès lors ce dont l’existence sera brève
[18]. Cette dernière écriture, certes, n’est pas classique puisqu’elle nie, non pas l’entièreté de l’affirmative universelle (à écrire ), mais dit seulement que pour tout x, il faut nier que Fx soit le cas.
Ici se situe déjà le décrochement qui, en ce 17 mars, reste encore à écrire correctement. En ce point, Lacan se souvient de Peirce, alors même qu’il se propose de réécrire Aristote avec la fonction et la quantification inventées par (héritées de) Frege. Á ce moment là, il refait grand cas de ce qu’il dit tenir de ce même Peirce, à savoir que l’absence de tout trait confirme l’Universelle affirmative : tout trait est vertical. Il omet, chose remarquable, de noter que l’absence de tout trait ne vérifie pas que l’Universelle affirmative, mais tout et n’importe quoi puisque, comme les mathématiciens le savent pertinemment, s’il n’y a pas de x, si x ÎÆ, x vérifie n’importe qu’elle propriété. Le point que Lacan tient à souligner, c’est que le quantificateur de l’universelle, ", n’entraîne aucune nécessité quant à l’existence, à l’inverse du quantificateur dit justement « existentiel », $, qui, lui, implique l’existence de ce qu’il nommera bientôt assez décisivement pour le reste de son enseignement l’« au-moins-un », voire l’hommoinzun.
" et la question de l’appartenance
Lorsque donc l’on dit (mais plus encore lorsqu’on écrit) « pour tout homme », ce « tout homme » qui n’implique aucune existence, présente un statut bien singulier puisqu’on va prédiquer certaines choses de cet être. Où est-il ? Quel est-il ? « Quand il est sujet, dit Lacan le 19 mai 1971, il implique une fonction de l’universelle qui ne lui donne pour support très précisément que son statut symbolique ». Autrement dit, Lacan prend ici en compte la question de l’appartenance.
L’opérateur "n’a en effet de sens qu’à référer une lettre à un individu dont il est par là même écrit qu’il « appartient » à un ensemble déterminé. Il n’est pas « quelconque » en lui-même, comme Frege l’avait déjà fait remarquer
[19], il résulte d’une désignation quelconque dans l’ensemble auquel il appartient, ce qui pose de façon décisive la question de l’ensemble en question. Employer ce quantificateur, c’est ipso facto faire l’hypothèse que cet ensemble – que Frege appelait le « parcours de valeurs » de la variable – existe bel et bien, et que donc il est permis d’en prélever un élément ou un autre pour peu qu’on ait les bonnes pincettes (la bonne fonction, celle à laquelle il satisfait). Or c’est précisément parce que de tels ensembles n’existent pas toujours que la question des paradoxes a été levée par Bertrand Russell, et qu’aussi bien Hilbert, dans son « Programme » pour régler la question des fondements des mathématiques, a pris la décision initiale de congédier ce quantificateur qui, à sa façon, réintroduisaient la question de l’infini du fait de l’appartenance de l’élément qu’il quantifiait à un ensemble infini
[20].
J’ai essayé pour ma part de montrer
[21] que la tenue subjective de l’universelle, pour chacun, tient au mystère de son assentiment à l’idée qu’il mourra un jour, que c’est là un événement dont il n’y a pas lieu de douter. D’un côté en effet le narcissisme est dans l’incapacité entière d’envisager pareille chose, et de l’autre il y a là une certitude sans mélange. Si, au lieu de s’obnubiler d’un tel clivage, on s’approche de la certitude en jeu à cet endroit, on voit que le « tous » qu’il s’agit de rejoindre en reconnaissant l’absence absolue d’exception à cette règle de l’espèce, équivaut à se rayer mentalement de son appartenance à l’ordre des vivants, et donc à fortiori de l’espèce qui y appartient. « Tous les hommes sont mortels » n’a de sens qu’à partir du moment où j’accepte d’appartenir à cet ensemble qui dit, dans sa quasi définition, se défaire lui-même de lui-même puisque, y appartenir revient à accepter de s’en abstraire. « Tous les hommes », loin de collectionner empiriquement des vivants pour les rassembler en un « tout » dans lequel il n’y aurait qu’à puiser et s’inscrire, ne s’obtient qu’en liquidant l’exception que je suis dans la question de ce « tout »-là. L’induction ici ne réussit que dans la mesure où elle parvient à avaler son inducteur, et « tout homme » consent, dès son vrai départ en la matière, à ce que son appartenance pleine et entière à l’espèce soit essentiellement un événement de pensée. Je n’adviens comme « tout homme » que dans la mesure où ce tout homme que je suis, que je veux être, est à même de tirer un trait sur son existence, de son vivant.
Le 19 mai 1971, Lacan, pour se faire entendre sur ce point, ne se lance pas dans de telles apories. Il utilise l’affaire mathématique des racines des équations du second degré, qui n’appartiennent pas nécessairement aux nombres réels puisque certaines, racines de nombres négatifs, appartiennent aux nombres imaginaires. C’est ainsi, dans le même pas, qu’inexorablement on écrit qu’un élément quelconque « appartient » à un ensemble déterminé, et que l’on pose comme existant un tel ensemble. Pas de "sans l’ensemble qu’il est supposé parcourir.
L’insistance de Lacan sur le fait que l’ensemble vide convient lui aussi pour soutenir la validité de l’universelle affirmative, ne peut guère avoir d’autre sens à mes yeux que de refréquenter ces parages russelliens, et conjuguer à partir de là la faille sexuelle et la faille logique pour les faire converger toutes deux dans le « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Les raisons qu’il peut avoir de poser l’ensemble « Homme » (« tous les hommes ») comme existant, et l’ensemble « Femme » (« toutes les femmes ») comme n’existant pas, n’ont certes pas grand chose à voir avec la logique, mais c’est pour autant qu’il est très averti de toute l’affaire des paradoxes levée par Russell qu’il entrevoit une possibilité de conjoindre la faille logique (qu’il n’invente pas, mais qu’il va chercher à exploiter) et la faille sexuelle (qu’il interprète à partir de Totem et tabou).
Á partir de la négation portée sur « toutes les femmes », il en conclue à l’inexistence de « La femme » en tant qu’entité strictement symbolique, et donc s’évanouit la possibilité d’écrire un rapport entre une entité possédant un ensemble de valeurs à parcourir, et une autre qui ne possède pas un tel « parcours de valeurs » frégéen. De ce qu’il n’y a pas d’ensemble de toutes les femmes (de façon différente, mais au fond homogène au fait qu’il n’y a pas d’« ensemble de tous les ensembles qui ne s’appartiennent pas à eux-mêmes »), il ne peut y avoir « toute femme » (n’importe laquelle en tant qu’elle appartiendrait à l’ensemble « Femmes »), et donc il n’y a pas « La » femme. CQFD.
La migration de la négation : discordance et forclusion
De là dérive l’importance de l’opérateur de négation aux yeux de Lacan, au point qu’il ne parvient pas si vite à le situer correctement au regard de ses propres exigences. En niant d’abord la fonction, et non le quantificateur (mars 1971), il était encore en recherche, comme il l’avoue en toute simplicité le 19 mai 1971 :
[…] j’ai glissé à l’écrire, à savoir que la fonction avec cette petite barre au-dessus, symbolisait quelque chose de tout à fait inepte au regard de ce que j’avais effectivement à dire. Vous avez peut-être remarqué qu’il ne m’est même pas venu à l’idée, du moins jusqu’à présent, à vous non plus, de penser que la barre de la négation peut-être avait quelque chose à faire, à dire, dans la colonne, non pas de droite, mais de gauche. Essayons… Quel parti peut-on en tirer ?
Et voilà pour la première fois une négation qui tombe – non plus sur une proposition, c’est-à-dire sur une fonction quantifiée – mais seulement sur un quantificateur. Ineptie logique. Lacan fait porter cette trouvaille conjointement sur l’universelle négative (dont il a déjà dit qu’il faut réviser le statut), mais aussi sur la particulière affirmative, produisant les écritures :
Il y a un monde, poursuit Lacan, entre les deux négations : celle qui fait que je ne l’écris pas, que je l’exclue et, comme s’est exprimé autrefois quelqu’un qui était grammairien, c’est « forclusif » : la fonction ne sera pas écrite, je ne veux rien en savoir. L’autre est discordantielle.
Nous pourrions hésiter un peu quant à savoir comment répartir des adjectifs, mais le 8 décembre 1971, dans les tous débuts de… ou pire, Lacan est on ne peut plus clair : « Notre « pas-tout », c’est la discordance ». Comment entendre ces précisions grammairiennes, dans un tel décor ?
Assez simplement : le discordantiel, comme son nom l’indique assez bien pour une fois que Damourette et Pichon n’ont pas recours à leur galimatias savant, est ce qui introduit du discors, de la discordance, du désaccord. C’est une façon, non pas encore de nier (ce sera le travail du forclusif), mais de marquer un écart, une distance qu’introduit le mot « ne ». Damourette et Pichon en lisent la plus fine et expressive nuance dans l’emploi occasionnel de ce « ne » après l’expression « avant que », tournure, disent-ils, qui gagne du terrain dans le français de leur époque :
Il sera parti avant que tu arrives ; Il sera parti avant que tu n’arrives.
Le premier emploi signale le fait brut d’arriver ; le second renforce le subjonctif appelé en français par l’expression avant que, soulignant ainsi la possibilité du fait plus que le fait lui-même.
Le forclusif, quant à lui, vient dans ces compléments indispensables de la négation que sont pas, rien, jamais, aucun, personne, plus, guère, mie, goutte, etc. Ils s’appliquent, poursuivent Damourette et Pichon, « aux faits que le locuteur n’envisage pas comme faisant partie de la réalité
[22] ». Forte opposition donc au discordantiel, qui, lui, envisage fort bien que ce sur quoi il porte fasse partie de la réalité, sinon à prendre ses distances vis-à-vis de cette réalité-là.
Ces précisions grammaticales ne suffisent pas, à mon sens, à faire toute la clarté sur ce que Lacan alors entreprend pour subvertir le sens et la portée de l’Universelle négative. Elles permettent cependant de voir d’emblée qu’il ne s’agit plus de produire un couple d’opposition genre vrai/faux, mais qu’Universelle affirmative et universelle négative entretiennent une sorte de commerce, comme de même la discordance et la forclusion sont à la base de la richesse de la négation en français pour autant qu’elles situent des postures différentes dans le rejet et l’exclusion d’une action, par ailleurs posée dans la proposition.
Le « pas-tout » est original en ce qu’il écarte déclarativement le « tout », autrement dit le « quelconque » qui, lui, n’impliquait rien quant à l’existence de l’élément qu’il servait à pointer. Ce « pas-tout », désormais écrit de façon stable , introduit donc un suspens remarquable dans l’opposition directe et simple entre existence et inexistence puisqu’il introduit une discordance, en effet, entre l’existence et l’universelle
[23]. Un tel « pas-tout » se présente comme une sorte de chaînon intermédiaire entre l’Universelle affirmative, , qui ouvre le champ de l’existence sans pour autant la prédiquer vraiment, et la particulière affirmative telle que l’écrit désormais Lacan puisque, de la même façon qu’il a fait basculer le trait de la négation sur le quanteur pour produire le « pas-tout », il a dans le même temps fait basculer le trait de la négation sur la fonction pour écrire la particulière affirmative sous la forme : .
Ainsi progresse-t-on avec Lacan, de par ce qu’il appelle (le 8 décembre 1971) « deux formes tout à fait différentes de négation », d’une distance prise énonciativement à l’égard d’une fonction (par où ça « discorde »), à son refus entier, sa « forclusion », renforcée de ce qu’« il en existe bien un » qui soutient cet extrême de la négation, laquelle porte désormais, non plus sur la proposition (qui s’écrirait alors ), mais seulement sur la fonction : .
Le 3 mars 1972, dans le fil de… Ou pire, Lacan apporte encore quelques précisions sur la valeur à accorder à ses écritures :
Il est clair, dit-il, que ce n’est pas parce que j’ai usé d’une formulation faite de l’irruption des mathématiques dans la logique que je m’en sers tout à fait de la même façon. […] la façon dont j’en use est telle qu’elle n’est aucunement réductible en terme de logique des propositions.
Ayant ainsi rangé ses écritures ;
il poursuit :
[…] dans les deux cas, à ces deux niveaux (l’« inférieur » et le « supérieur ») qui sont comme tels indépendants, il ne s’agit pas du tout de faire de l’un la négation de l’autre, mais au contraire de l’un l’obstacle de l’autre. […] Loin que l’un s’oppose à l’autre comme sa négation, c’est tout au contraire de leur subsistance, ici très précisément comme niée, qu’il y a un x qui peut se soutenir dans cet au-delà de la fonction phallique, et de l’autre côté il n’y en a pas, pour la simple raison qu’une femme ne saurait être châtrée. […] Loin donc que la relation de négation nous force à choisir, c’est au contraire en tant que, loin d’avoir à choisir, nous avons à répartir, que les deux côtés s’opposent légitimement l’un à l’autre.
De l’importance de Brunschwig : particulière maximale et minimale
Nous voilà donc prévenus de la vanité qu’il y aurait à faire fonctionner ces écritures dans des couples d’opposition qui reconduiraient ipso facto la dualité de départ à laquelle Lacan tente ici d’échapper. Lacan ne se munit ici d’aucun microscope pour s’approcher des jouissances masculine et féminine de façon à en écrire les formules différentielles ; il tente au contraire de mettre en péril l’universelle (négative) dont il serine depuis pas mal de temps qu’elle ne convient pas pour attraper dans ses filets la fonction phallique telle qu’il l’a, lui, fabriquée. Nous n’aurions donc qu’une vue partielle de l’opération globale qu’il tente ici au niveau de cette universelle si nous n’allions enquêter vers le texte qui a joué ici, de façon indéniable, le rôle de source, à savoir l’article de Jacques Brunschwig paru en 1969 dans le fameux n°10 des Cahiers pour l’analyse, intitulé « La proposition particulière et les preuves de non-concluance chez Aristote »
[24]. Lacan en donne explicitement la référence, mais à seulement parcourir les séances où il traite de ce thème, on perçoit que sa dette à l’endroit de Brunschwig est patente (ses renvois à certaines écritures d’Aristote en grec viennent toutes de l’article).
Brunschwig attire d’emblée l’attention sur le problème lié à la proposition particulière chez Aristote : elle peut en effet être entendue dans deux sens différents, l’un qu’il dit maximal, et l’autre minimal, double sens qu’Aristote remarque, bien entendu, dans sa recherche des formes concluantes de syllogisme (que ce soit par la « preuve par instances contrastées » ou la « preuve par l’indéterminé »).
Les deux sens, maximal et minimal, se trament dans un rapport différent de la particulière à l’universelle. Lorsqu’en effet j’affirme que « quelque A appartient à B », deux possibilités restent ouvertes : ou bien tous les A appartiennent à B, auquel cas c’est vrai aussi, a fortiori, de quelque(s)-un(s) ; ou bien « pas-tous les A appartiennent à B », et dans ce cas seuls quelques-uns y appartiennent, les autres n’y appartiennent pas, écartant de ce fait l’universelle affirmative que le premier sens, lui, tolérait. Ce premier sens, qui ménage la possibilité de l’universelle de même ordre (affirmative ou négative), est dit par Brunschwig « minimal » ; le second, qui exclut la possibilité de l’universelle de même sens, est dit « maximale » : si j’affirme que « quelques A appartiennent à B », j’exclus de ce même pas que « tous » y appartiennent, seuls « pas-tous » le font.
À suivre Brunschwig, on voit alors Aristote s’empêtrer dans des difficultés presque insurmontables dans sa recherche de procédures qui permettraient d’isoler avec quelque certitude les formes de syllogismes concluants indépendamment des concepts qu’on leur applique, et donc dans un sens que nous dirions aujourd’hui strictement formel. Tout le sens de l’article revient à montrer comment, au fil de son œuvre et de ses retours sur cette difficulté, Aristote n’a eu de cesse d’écarter le sens maximal de la particulière, comprenant admirablement que ce sens générait à lui seul la plupart des difficultés qu’il rencontrait. Brunschwig conclut son mouvement démonstratif sur ce point par ces lignes :
Cette clarification de la situation correspond à une liquidation maintenant intégrale des connotations maximales de la particulière. La particulière « logique » [celle à laquelle aboutit donc Aristote] a eu quelque peine à tuer la particulière « naturelle » [celle de la langue naturelle, qui laisse ouverts les deux sens de la particulière] ; mais elle a fini par y arriver.
La chose est encore plus claire un peu plus tard, lorsque Brunschwig rentre dans le détail de la preuve dite, justement, par « l’indétermination », dans laquelle Aristote fait jouer l’indétermination de la particulière, sa double valeur minimale/maximale, pour parvenir à trancher des cas douteux de non-concluance. Brunschwig écrit, pour en finir sur cette question ;
On est donc logiquement conduit à supposer qu’Aristote a dû parfois faire usage de l’indétermination de la particulière sans le dire expressément ; cette manière de faire, si elle se vérifiait, permettrait de dire cette fois que la particulière maximale est non seulement morte, mais bel et bien enterrée.
[25]
Les lignes qui suivent, très techniques, vérifient cette hypothèse, et l’on comprend dès lors que Lacan relève précisément le gant de ce qu’Aristote a dû laisser tomber pour rendre plus consistantes ses preuves de non-concluance. Il trouve en effet dans cette particulière « maximale » l’instrument qui, au lieu de faire accéder au tout de l’universelle dont il n’a que faire, va lui permettre de soutenir une existence sans essence, puisque c’est cela qu’il veut faire valoir côté femme. (On se souvient, au passage, que l’objet (a) est lui aussi dépouillé par principe de toute essence, sinon il tomberait naturellement sous le concept).
Lacan et sa particulière maximale : le pas-tous
Lacan privilégie ainsi la forme de particulière qui objecte à l’universelle en affirmant en même temps que, si quelques x possèdent la propriété, on aurait tort d’en conclure que, pour autant, tous le font (sens minimal de la particulière, qu’il s’agit maintenant d’écarter de façon conséquente). Bien au contraire : pas-tous la possèdent. C’est à cet endroit qu’il faut faire un effort de compréhension : classiquement, si pas-tous la possèdent, et qu’en même temps quelques autres ne la possèdent pas, alors la conjonction des éléments qui la possèdent et de ceux qui ne la possèdent pas reconduit « naturellement » le tout de l’universelle. C’est là que Lacan intervient à nouveau pour consolider son pas-tout dans sa valeur critique à l’endroit de l’universelle. Il écrit qu’en même temps que, dans le cas où pas-tous la possèdent, il n’y en a pas qui ne la possède pas :
Si
Il faut comprendre que, ici, le pas-tous règne (mais ne gouverne pas), qu’il n’y a à cet endroit aucun x pour ne pas satisfaire à la fonction F, et que néanmoins tous ceux qui y satisfont ne constituent pas pour autant l’ensemble des éléments qui satisfont. Ici est la difficulté
[26] : penser qu’il n’y a pas d’exception ( ), qu’il n’y en a pas pour dire que non, et que cependant la collection de ceux qui satisfont, qui disent oui, ne les réunit pas sous l’égide d’une quelconque universelle dans laquelle on pourrait puiser, de façon « indéterminée », un élément qu’on pourrait dès lors inscrire dans la particulière du même ordre. Pour l’exemplifier d’un verbe : si pas-tous disent oui, il n’y en a pas un pour dire non, et bien sûr, il n’est pas question de dire autre chose que oui ou non, et le silence n’est pas une option.
Lacan aboutit ainsi à cet apparent paradoxe que son universelle négative s’écrit désormais à l’aide du quanteur existentiel ( ), tandis que sa particulière négative, strictement « maximale », s’écrit, elle, à l’aide du quanteur universel ( ). Façon de signifier que le « pas-tout » ne laisse dépasser aucun « quelques » qui le contredirait. L’absence d’exception qu’affirme l’universelle négative dans un mouvement de double négation – à la fois sur le quantificateur existentiel et sur la fonction –, s’offre comme l’indispensable complément d’une particulière maximale, puisqu’elle contredit clairement l’universelle opposée (si « pas-tous » disent oui, il est exclu que tous le fassent, ou qu’il y en ait un qui ne le fasse pas – puisque l’universelle négative, de son côté l’affirme : pas un pour ne pas).
Le nerf de l’opération, tant côté gauche que côté droit (pour ne pas nous précipiter à leur donner des valeurs d’emblée trop imaginaires en les nommant déjà « homme » et femme »), n’est autre que la conception de l’exception. Elle saute aux yeux d’un côté ; elle est apparemment niée de l’autre. Milner, dans son bref commentaire de la chose
[27], parle non sans raison de « tout limité » d’un côté, de « tout illimité » de l’autre. Il est certes judicieux de distinguer l’infini, toujours potentiellement présent dans le « tout », et l’illimité, qui possède une toute autre facture : la surface d’une sphère est un tout fini, et cependant illimité ; le fragment de droite réelle [0,1] est un tout limité (borné) et cependant infini. Mais l’opération complexe que tente ici Lacan ne se résume pas à cette opposition topologique élémentaire, car en plaçant l’illimité côté femme et le limité côté homme, Milner, en bon linguiste, se retrouve à fonder un couple d’opposition sur la présence/absence d’un trait pertinent : limité vs illimité. Or nous ne sommes pas dans un couple d’opposition binaire (sinon le yin et le yang ne vont pas tarder à rappliquer), mais avec de la discordance d’un côté (le pas-tout, le ) et de la forclusion de l’autre ( ). On a vu Lacan insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’opposer, mais de « faire obstacle » de l’un à l’autre, de les faire « subsister » l’un par l’autre
[28], comme dans un carré logique aristotélicien les quatre propositions a ,e ,i ,o se soutiennent ensemble, dans un jeu de relations mutuelles. Il convient donc de s’approcher autrement de la consistance globale de l’ensemble de ces quatre formules.
Le carré logique de Lacan
Séance III
Je soutiens donc que Lacan ramasse, dans l’article de Brunschwig, ce que ce dernier signale comme ayant été rejeté par Aristote, soit la particulière maximale. Il le signale, fort discrètement, à sa façon et bien plus tard, lors de la première séance du séminaire …ou pire : « […] le pas-tout, qui est très précisément et très curieusement ce qu’élude la logique aristotélicienne […]
[29]». Cependant, pour soutenir un tel rapprochement, je ne me contente pas de prendre appui sur l’appellation «pas-tout» que Brunschwig prend lui-même chez Aristote. Pour se convaincre qu’il s’agit là d’un emprunt conceptuel, et pas seulement nominal, il est nécessaire d’étudier les carrés logiques de ces deux éléments : la particulière maximale chez Aristote, et l’écriture finale des formules de la sexuation chez Lacan. Je m’y trouve aidé par le fait que Brunschwig, lui aussi soucieux de donner consistance à son propos, nous offre de différencier la minimale et la maximale par leurs carrés logiques, profondément différents (il se paye même le luxe d’en construire un troisième, «à titre récréatif»).
Le carré logique de la particulière maximale
Le «carré logique» revient, dans les études sur Aristote, à écrire les relations qui se trament entre l’Universelle affirmative (a), la particulière affirmative (i), l’universelle négative (e), et la particulière négative (o), en utilisant les seules quatre relations suivantes : contradiction (deux traits fléchés), contrariété (un trait non fléché), implication (un trait fléché), et compatibilité (un trait pointillé non fléché). Cette structure permet d’analyser et de comparer ces propositions universelles et particulières, mais également les modalités (nécessaire, contingent, impossible et possible). Qu’en est-il, dans ces conditions, du carré proposé par Lacan, même s’il ne se donne pas la peine de le construire ? On peut le figurer ainsi :
Comme cette écriture le rend immédiatement visible, a entre en contradiction à la fois avec i et avec o (si tous disent oui, alors il est faux, et que un dise non, et que pas tous disent oui) ; de même e entre en contradiction avec i et o (s’il n’y en a pas pour dire non, alors il est faux et qu’il y en ait un qui dise non, et que pas-tous disent oui – encore que là, le sens assez obscur de la négation du «pas-tout» ôte à la chose l’évidence que développent les formulations des autres relations de ce carré). Par ailleurs, les deux universelles s’impliquent l’une l’autre puisque, si tous disent oui, cela n’entre aucunement en contradiction, ni même en contrariété, avec le fait qu’aucun ne dise non. De même, les deux particulières s’impliquent l’une l’autre : qu’il y en ait un qui dise non reste congruent avec le fait que pas-tous disent oui.
Cette construction n’a pour l’instant qu’un intérêt : faire apparaître que ce carré logique est justement celui que Brunschwig construit pour expliciter la particulière maximale
[30]. Il écrit à ce propos :
Les deux particulières s’impliquent l’une l’autre ; si l’on veut que les couples a-o et e-i restent contradictoires, on est conduit paradoxalement à admettre que chacune des particulières, d’une part exclut l’universelle de même qualité, et est exclue par elle, d’autre part continue à exclure l’universelle de qualité opposée et à être exclue par elle ; en effet, chacune des universelles ne peut contredire une particulière sans contredire l’autre, qui lui est équivalente. Il suit en outre que les deux universelles sont maintenant équivalentes, puisqu’elles contredisent deux propositions équivalentes.
[31]
Avec cette concordance, nous avons la preuve que le rapprochement entre le rebut aristotélicien et la trouvaille lacanienne vaut. Et pourtant, ce que cherche à en faire Lacan ne s’en déduit pas si facilement ; ce pied de nez à Aristote, cette volonté déclarée de faire apparaître le « problème » lié à l’universelle, s’origine certes dans cette décision de relever le gant de la particulière maximale, mais tout autant dans le fait d’engager le fer bien au-delà de ce cliquetis logicien.
Comment mettre vraiment en péril l’universelle ?
En quoi Lacan ne peut-il se satisfaire pleinement de la seule particulière maximale si bien isolée par Brunschwig ? Si tel avait été le cas, il lui aurait suffit d’y renvoyer ! Or les raisons qu’il a d’aller chercher de ce côté – à savoir faire vaciller le sens de l’universelle pour cesser d’avoir affaire à un « tous les hommes » versus « toutes les femmes » – le poussent un peu plus loin. Il est clair en effet que, si la particulière maximale pose à Aristote des problèmes de consistance logique dans ses preuves de non-concluance, elle ne menace pas pour autant le statut de l’universelle. Si lorsque « quelques A sont B», mais « pas-tous », les A qui ne sont pas B (et donc vérifient la particulière négative) et les A qui sont B se conjoignent dans l’universelle comme si de rien n’était. Retour à la case départ, avec sa bipartition en deux universelles de même rang et de même qualité de bouclage. Or cette bipartition, on peut le savoir, n’intéresse pas Lacan puisqu’elle n’est rien que la structure formelle minimale d’un couple d’opposition qu’il s’agit, justement, de mettre en péril, jusque dans ses fondements logiques. On ne peut pas lutter contre le binarisme si l’on ne prend à partie la consistance de la proposition universelle, dont il est bien évidemment exclu de se passer.
Lacan se montre ici averti de ce que, si l’on veut saper les dualités Homme/Femme, Yin/Yang, XX/XY, membré/non-membré, il ne faut pas hésiter à mettre à mal leurs soubassements logiques, sûr qu’il est de ce que la logique, dans son propre fondement, est parfaitement sexuée, du fait de son binarisme foncier. Il est important de se persuader de ce point, à défaut de quoi on raterait l’intuition qui pousse Lacan à rapprocher « faille logique » et « faille sexuelle ». Pour lui, le sexe touche à la logique, mais la logique touche au sexe tout autant. Si bien que les rebrancher l’un sur l’autre est de nature à éclairer l’un et l’autre.
Russell, l’appartenance et la faille dans la mise en ensemble
Il n’est pas très difficile de repérer le point de branchement par où Lacan s’autorise à faire se conjoindre logique et sexe dans une sorte de faille commune. Le lecteur attentif du séminaire D’un Autre à l’autre peut savoir que ce qui retient Lacan dans le paradoxe de Russell, c’est précisément l’inexistence d’un ensemble qui, à première vue, paraît d’aussi bonne facture que n’importe quel autre : l’ensemble de tous les ensembles qui ne s’appartiennent pas eux-mêmes. On sait que, par cette faille qu’il a su trouver dans Les fondements de l’arithmétique de Frege, Russell avait ouvert la crise des fondements en mathématiques. Ce que tente Lacan du côté Femme est du même ordre. Il ne nie pas plus l’existence de chaque femme qu’il n’est venu à l’idée de Russell (ou de quiconque) de nier qu’existent des ensembles qui ne s’appartiennent pas eux-mêmes. De fait, ils sont légion, mais le hic, c’est qu’aucun ensemble ne les collectivise. Il ne s’agit donc pas, au point où Lacan essaie d’entraîner ses auditeurs d’alors, de trouver LE trait pertinent qui permettrait de ranger correctement Homme et Femme dans leurs ensembles respectifs – puisque, dès lors, ce serait un véritable enfantillage que d’écrire leur rapport – mais de faire apparaître entre eux une irréductible dissymétrie. Il n’y a qu’elle qui offrira sa chance au non-rapport.
C’est aussi la raison pour laquelle l’approche de Milner dans son dernier ouvrage, pour éclairante et juste qu’elle soit, n’est pas promise à un grand avenir : si ce qui différencie le côté homme et le côté femme des formules de la sexuation s’avèrait n’être que la présence/absence d’un trait pertinent (limité vs illimité), alors nos bipartitions coutumières continueraient de distribuer les places en fonction de nos préjugés de toujours sur l’avoir/pas l’avoir, châtrée/non châtrée, actif/passif, etc
[32]. La psychologie la plus « naturelle » viendrait alors se ranger sous la bannière sophistiquée des écritures logiques, déployant cette fausse rigueur si dommageable de nos jours. L’affaire qu’engage Lacan ici est beaucoup plus sombre et difficile à suivre que la clarté du couple présence/absence : la « discordance », l’« obstacle », « répartir » les choses d’un côté et de l’autre… le propos est plus fuyant. Essayons de le cerner.
Essence vs existence
À lire cursivement les séminaires qui brassent et rebrassent ces formules de la sexuation, on voit Lacan revenir répétitivement sur une distinction qui lui est chère : être (essence) versus existence. L’inexistence du rapport sexuel tient paradoxalement à déconstruire des essences, à reconnaître qu’il n’est pas possible de produire des symboles de même niveau côté homme et côté femme, sinon à les considérer l’un et l’autre comme des essences développées chcune par une universelle consistante. Car pour lui comme pour tout le monde, le « tous », le " de la logique moderne, vise l’être et l’essence : dès lors que je dis, et surtout que j’écris « tout homme », je produis cette « entité semi-crépusculaire » (omme les appelle le philosophe américain W .V. O. Quine), pur symbole dont la dénotation attend d’être effectuée, et qui de ce fait n’institue aucune existence, mais produit un être qui peut être qualifié, donc une essence. Á l’inverse, le « il existe » ($) annonce plus franchement la couleur puisqu’il dit ce qu’il fait : il asserte d’emblée l’existence de l’élément qu’il écrit. Le problème pour Lacan, c’est que, sans précaution supplémentaire, cette existence d’emblée marche l’amble avec une essence, se trouve toujours en relation avec la supposition d’être de l’universelle, et plus encore dans le cas de la particulière minimale sur laquelle se replie Aristote puisque, avec elle, l’existence n’est jamais que l’actualisation singulière d’un être toujours universel dans sa catégorie. Voilà ce que Lacan, pour de multiples raisons qui vont en partie au-delà de l’affaire du rapport sexuel, rejette, jusqu’à parler parfois de ce qu’Aristote « a raté » en opérant de cette manière (que lui souffle Brunschwig). Or, une existence sans essence, ou qui du moins se pose hors toute nécessité d’une sienne essence, voilà ce que Lacan traque depuis sa mise en orbite du partiel de l’objet (a), et qui se poursuit dans l’épopée du « Il n’y a pas de rapport sexuel »
[33].
3 mars 1972 : l’exception confirme la règle
Sur ce point, il faut maintenant le suivre de très prés dans le virage qu’il amorce le 3 mars 1972, séance à marquer en rouge pour ce qui nous retient ici dans la mesure où elle est, de loin, l’une des plus riches sur le sujet. Il en est conscient :
C’est ici que j’avance un aperçu qui est celui qui manque à la fonction, à la notion de l’espèce ou de la classe. C’est en ce sens que ce n’est pas par hasard que toute cette dialectique dans les formes aristotéliciennes a été ratée.
Puisqu’il s’agit de faire vaciller l’universelle, de la décoller de son adhérence à un tout dans lequel il n’y aurait qu’à puiser pour obtenir un élément quelconque, le travail va être double pour Lacan puisqu’il va devoir produire, dans chaque deixis
[34], un élément capable de contrevenir au bouclage aristotélicien qui s’emploie à dériver l’existence de l’essence. Ce 3 mars, il commence par le côté homme ;
Où fonctionne enfin cet , cet « il en existe au-moins-un » qui ne soit pas serf de la fonction phallique ? Ce n’est qu’un réquisit, je dirais, du type désespéré, du point de vue de quelque chose qui ne se supporte pas d’une définition de l’universelle. Mais par contre observez qu’au regard de l’universelle marquée du , tout mâle est serf de la fonction phallique. Cet au-moins-un fonctionnant d’y échapper, qu’est-ce à dire ? Je dirais que c’est l’exception. C’est bien la fois où ce que dit, sans savoir ce qu’il dit, le proverbe que « l’exception confirme la règle », se trouve pour nous supporté. Il est singulier que ce ne soit qu’avec le discours analytique qu’un universel puisse trouver, dans l’existence de l’exception, son fondement véritable, ce qui fait qu’assurément nous pouvons en tout cas distinguer l’universel ainsi fondé de tout usage rendu commun par la tradition philosophique dudit universel
[35].
Voilà donc désormais avouée l’ambition logicienne de Lacan : fonder un nouvel universel sur l’exception qui lui fait objection. On commence à deviner ici le bénéfice qu’il y a eu à d’abord scinder la barre de négation et à faire que les deux particulières, la « positive » comme la « négative », entrent toutes deux en contradiction avec chaque universelle (du coup équivalentes, on l’a vu, dans le carré logique de Lacan comme dans celui de la particulière maximale d’Aristote/Brunschwig). Cela signifie en clair que si les particulières sont vraies (Lacan va faire en sorte que la balance penche de côté), les universelles sont nécessairement fausses.
Dans la mesure cependant où le fameux proverbe qui ferait de l’exception la confirmation de l’universelle ne nous dispense aucune lumière susceptible de nous instruire en la matière, il faut bien convenir, au point où nous en sommes, que cet appui de l’universelle sur l’exception reste profondément mystérieux – c’est la raison pour laquelle nous irons bientôt enquêter sur l’état d’exception, pour glaner quelque lumière à cet endroit, car ce n’est pas ce que Lacan peut alors articuler sur l’opposition Homme/Femme qui est de nature à nous éclairer sur la pertinence de son effort formel pour mettre à mal l’universelle comme tout.
L’important, pour l’instant, dans l’obscurité où nous nous trouvons quant au sens à donner à cette valeur inhabituelle (en logique) de l’exception, c’est de voir dans le détail comment Lacan soutient son affaire de l’autre côté, dans l’autre deixis, côté Femme. Il prend en effet soin – c’est l’une des deux formules – d’écrire noir sur blanc que, ici, il n’y a pas d’exception : .
C’est là, commente-t-il, quelque chose qui n’a pas plus de symétrie avec l’exigence désespérée de l’au-moins-un. […] le fait qu’il n’y ait pas d’exception n’assure pas plus l’universelle de la femme, déjà si mal établie, en raison de ceci qui est discordant : le « sans exception », bien loin de donner à quelque « tout » consistance, naturellement en donne encore moins à ce qui se définit comme « pas-tout ».
Ce « naturellement » vaut bien quelque « natürlich » qu’on trouve de ci de là chez Freud : il signale un réel embarras, et de fait, à la lecture de ces différents séminaires, l’impression dominante (pour moi !) à cet endroit de la jonction du « pas-tout »à la femme est plus celle d’une répétition que d’une clarification. Ce qui par contre ressort de cette demi obscurité, c’est le fait que là où aucune exception n’est conçue, le tout n’en est pas moins explicitement dénié par le quanteur « pas-tout ».
La seule façon possible de comprendre cette sorte d’affirmation rageuse et tautologique de Lacan à cet endroit est encore une fois mathématique et logique : il y a une différence décisive en un ensemble d’individus et le domaine qu’ils constituent. Dans le premier, ils font « ensemble », ils sont pris dans une unité dont ils sont les éléments. À ce titre, soit ils appartiennent, soit ils sont inclus dans ledit ensemble. Le domaine, ce serait quelque chose comme les mêmes, mais non collectivisés, qui ni n’appartiendraient ni ne seraient inclus dans quelque « ensemble » que ce soit. C’est ce qu’ambitionne d’écrire Lacan avec une domaine d’individus dont on affirme du même pas l’existence (grâce à la négation du quanteur universel, , valant ici comme quanteur existentiel), mais qu’on se refuse à collectiviser puisque l’exclusion de l’exception revient à affirmer qu’il n’y en a aucun pour échapper au « pas-tous ». Avec ces deux écritures apparemment contradictoires conjointes dans une même déixis, Lacan pose un domaine d’individus échappant à toute collectivisation qui en produirait l’essence.
Résumons-nous de façon à essayer de rendre co-présents à l’esprit les éléments irréductiblement pluriels de l’espèce de pointe sur laquelle repose le carré logique de Lacan : s’il y a un tout, il est fondé sur l’exception d’au-moins-un (donc possiblement de plusieurs), et s’il n’y a pas d’exception, alors les plusieurs qui existent ne forment aucun tout. Dans les deux cas, l’universelle ne tient plus comme rassemblement sans exception de tous les élément qui, par appartenance ou par inclusion, donneraient lieu à une unité compacte et homogène. C’est toujours la même attaque de Lacan contre le tout englobant qu’il a su, dès ses premiers pas (consolidés par la suite) accroché à l’image spéculaire, et qu’il retrouve ici sous la forme de l’universelle. La partialité de l’objet, telle qu’entrevue, réclame ici son dû en exigeant qu’existe quelque chose qui ne puisse être ramené à l’appartenance ou à l’inclusion dans une universelle.
Comme nos capacités de concentration ne nous permettent pas de rassembler plus de deux ou trois éléments en même temps, on ne se demandera pas ici si cet équilibre logique est congruent ou pas avec la différence des sexes ou l’impossibilité du rapport sexuel. On se contentera de remarquer que l’universel (dont il n’est pas question de se passer, c’est lui qui permet d’écrire en toute sécurité) entretient avec l’exception un rapport que Lacan, à mon sens, ne parvient pas à clarifier dans le cours de ces deux séminaires, D’un discours qui ne serait pas du semblant, et …ou pire.
De l’exception conçue comme limite
Mais même ce rapprochement ne nous offre pas plus de lumières sur le rapport de l’universelle new look à son exception. La seule aide effective que nous apporte Lacan se trouve, non dans les séminaires, mais dans le texte publié dans Scilicet puis dans Autres écrits, dans lequel il écrit (si du moins on veut bien le corriger dans le bon sens, ce que ne font ni l’une ni l’autre de ces deux éditions, séparées pourtant par trente années) :
La seconde [il s’agit donc de la « seconde écriture », soit le ], il y a par exception le cas, familier en mathématiques, (l’argument x=0 dans la fonction hyperbolique 1/x), le cas où il existe un x pour lequel Fx, la fonction, n’est pas satisfaite, c’est-à-dire ne fonctionnant pas, est exclue de fait.
Je ne sais quel sort il faut faire au lapsus, assurément imputable à Lacan puisqu’on peut penser qu’il a corrigé au moins les épreuves de Scilicet, qui parle de cette fonction comme « fonction exponentielle
[36] ». Reste que la fonction hyperbolique 1/x nous donne une précieuse indication sur la valeur que Lacan entend donner à l’exception que constitue son existentielle à l’égard de l’universelle.
La valeur 0 fait « limite
[37] », assurément, au sens où la fonction tend vers l’infini lorsque x tend vers zéro (et tend vers zéro quand x tend vers l’infini), mais ne présente plus aucune valeur si x=0 puisque l’opération de division ne peut se soutenir en aucune façon si l’on veut diviser quelque nombre que ce soit par 0. Lacan situe donc son au lieu et place du zéro dans la fonction hyperbolique, ce qui sous tend fort bien son idée de ce que l’universelle, le « pourtout » prendrait « appui » sur l’exception, laquelle, loin de la contredire, lui offrirait un « fondement ». L’ennui, dans cet exemple, c’est la disparité profonde entre la courbe et les axes de coordonnées, la parfaite extériorité, de principe, entre des axes de coordonnées et une courbe, quelle qu’elle soit.
L’intérêt de ce cas mathématique, que curieusement Lacan ne développe pas à cet endroit de ses séminaires, c’est de produire comme exemple clef de l’écriture du quanteur existentiel le cas ou x=0. On comprend mieux en effet l’attrait qu’exerce sur lui, dans ces mêmes années, la façon qu’a Frege de fonder l’unité, le un, sur la classe vide et sa réitération dans les fondements du concept de nombre. Sans étudier à nouveau cette affaire dans le détail, qu’il me suffise de remarquer ce souci de Lacan de fonder l’existence sur autre chose que l’acceptation empirique de la présence d’un élément, et de sa réduplication dans des « touts ». Bien que ce soit ardu à comprendre de quelque façon, on gagnera beaucoup à simplement imaginer, à suivre l’exemple ici donné, que le implique la valeur x=0. Une nouvelle fois, Lacan inscrit une différence entre (x quelconque), et (x=0). « Distinguer le vide du rien, le trait repère pour la mesure de l’élément neutre impliqué dans le groupe logique
[38] » reste encore et toujours à l’ordre du jour, comme une sorte de basse continue qui cherche à faire entendre la place et la fonction du vide dans le champ de la parole et du sexe.
Nous voilà cependant en arrêt sur l’arête même de la question posée par Lacan avec ses écritures : la limite est-elle à inclure dans l’ensemble, comme ce peut être le cas d’une figure topologique qui inclut son bord, ou est-elle à exclure de l’ensemble, comme le suggère (un peu trop fortement) l’exemple de l’hyperbole dans laquelle la valeur x=0, autrement dit l’axe des y, n’appartient en aucun point à la courbe y=1/x ?
D’une certaine façon, nous avons la réponse, bien que Lacan n’en articule, à ma connaissance, rien dans le cours des séminaires sur lesquelles nous venons de nous attarder. Nous avons la réponse parce que, si la limite devait être pensée comme rigoureusement extérieure à la série (ce que, donc, suggère le y=1/x), elle risquerait de devenir bien vite transcendante. Depuis Saint Anselme (et même Saint Augustin), n’ont pas manqué les tentatives pour positionner Dieu comme l’élément supérieur, extérieur à la série mondaine. Où faut-il en effet se placer pour voir, et la série, et sa limite, si celle-ci doit être pensée extérieure à la série ?
Autre argument : là où l’exception est exclue, côté Femme donc, le tout ne parvient pas à se fonder, ce qui rétroagit sur chaque élément en entamant son unité puisqu’il s’avère n’être qu’une existence sans essence. Il convient donc de penser l’absence d’exception sans se donner, là non plus, le point de vue de Sirius à partir duquel il deviendrait possible de voir la série, puis tout ce qui n’est pas la série, pour se prononcer ensuite sur le fait que cette série, décidément, ne possède pas de limite, tandis que l’autre, oui, elle en a une.
Faire – ainsi que le soutient Lacan – prévaloir l’existence sur l’essence, c’est s’interdire tout point de vue de Sirius. Il nous faut donc, pour être cohérent avec le point de vue qui le conduit à soutenir le non-rapport, parvenir à penser l’exception à partir de la série, et non dans un espace qui inclurait, et la série, et son exception/limite. Le petit mot de « désespéré » dont Lacan use pour indiquer d’où pourrait venir une telle pétition de principe, apte à poser l’existence d’une exception, dit bien à sa façon, un peu psychologique, que c’est « tout x » qui envisage l’exception, et non quelque démiurge façonnant dans la boue l’humanité qu’il lui plairait de fabriquer. Sauf qu’à s’en tenir là, cette exception n’est plus qu’un vœu, d’allure parfaitement religieuse, bien digne de cet espoir d’une vie éternelle qu’il faut supporter d’entendre au long des enterrements : puisque cette exception en chef que fut Jésus a ressuscité d’entre les morts, alors tous (ses fidèles), un par un, y auront droit. L’exception n’est plus, dans cette perspective, qu’une affaire d’avenir commun. Je doute fort que Lacan ait voulu l’entendre ainsi, de sorte que son « désespéré », qui renvoie à sa lecture de Totem et tabou, n’est rien sur quoi prendre longtemps appui pour recevoir correctement le statut d’exception qu’il nous propose avec ses écritures de la sexuation, seules à soutenir avec quelque rigueur le non-rapport sexuel qui fait pour l’instant notre souci.
C’est la raison pour laquelle je propose maintenant qu’on se tourne vers un tout autre type de savoir et de pratique – nommément le droit – dans la mesure où y a été pensé un « état d’exception » qui entretient avec notre affaire bien plus qu’une certaine homonymie.
Carl Schmitt et le concept de « décision »
Séance IV
L’état d’exception est un sujet à la mode. Giorgio Agamben vient d’y consacrer son dernier ouvrage, État d‘exception, dont je vais faire grand cas, mais les publications sur le thème sont nombreuses, depuis déjà pas mal de temps. Á l’abord de cette question, l’un des problèmes – au-delà de celui lié à l’énormité de la littérature sur le sujet – tient au fait que l’un de ceux qui a le plus décisivement pensé ce point du droit constitutionnel est un auteur qui, aujourd’hui encore, sent le souffre : Carl Schmitt. C’est au point que le dernier numéro de la revue Cités, dirigée par Charles-Yves Zarka, produit sous la plume de son directeur une charge virulente à l’endroit du juriste allemand, demandant qu’on ne prononce plus son nom. Qu’a-t-il donc fait pour mériter un tel anathème ? Pas rien, en vérité.
Carl Schmitt : état de services
La tache la plus visible dans sa carrière se situe entre 1933 et 1936, dates de son appartenance au parti nazi. Appartenance fort peu discrète puisqu’il s’est voulu, dans ces années-là, le penseur constitutionnel du IIIe Reich. L’œil suspicieux des SS et des SA, qui jamais n’aimèrent beaucoup cet intellectuel, l’amena à produire durant ces trois années des preuves de sa fidélité au Führer qui soulèvent encore un peu l’estomac : écrits anti-sémites, soutenus par un arrivisme que tous reconnaissent comme ayant été décisif – le personnage n’est pas, sous cette lumière, des plus sympathiques. Pour se dédouaner de la pression que, dès 1934, il sent du côté des SS, il monte par exemple un colloque sur l’influence de l’esprit juif sur la science juridique allemande
[39], tout en participant à la rédaction de nombreux textes de lois dans le cadre du régime d’exception mis en place par Hitler dès mars 1933 sous l’égide de la constitution de Weimar et de son article 48
[40]. Schmitt en est presque au point de devenir le secrétaire d’État de Hans Frank lorsque ce dernier est promus ministre de la justice, mais cet apogée signe aussi le début de sa chute, car, en dépit de ses efforts, il n’a pas donné assez de gages de sa fidélité au Führer. Le 2 décembre 1935, il écrit une lettre à Himmler pour essayer encore de renverser un rapport de force de moins en moins en sa faveur, mais le 3 décembre le journal SS Das Schwarze Korps lance l’offensive contre lui. Il ne s’en remettra pas. Le 6 décembre, il est destitué par Hans Frank de toutes ses fonctions ministérielles. Le 15, il demande lui-même à être relevé, « pour raisons de santé », de ses autres fonctions au sein de l’appareil nazi ; il continue cependant d’enseigner à l’Université de Berlin, sous la protection de Göring. Cette mise à l’écart lui vaudra, à la fin de la guerre, d’être « persillé
[41] ».
Il vaut la peine de comprendre les raisons de ce parcours. Elles n’ont rien d’anecdotique, et vont nous permettre d’aborder notre affaire par le bon côté, celui du cas que fut Carl Schmitt. Certes, il fut nationaliste (seulement à partir de l’occupation de la Ruhr, en 1923, quand l’Allemagne s’avère incapable de payer ses dettes de guerre et que le Traité de Versailles, honni des Allemands, se met à avoir force de loi), mais il ne fut certainement jamais socialiste. Il ne fut donc que fort peu national-socialiste, et on ne lui connaît aucune passion particulière pour Hitler, bien au contraire (l’un de ses rares commentaires sur Mein Kampf fut que c’était un recueil de lieux communs, bien fait pour plaire au peuple). Il avait par contre de très solides ambitions de juriste.
Schmitt contre Kelsen
Catholique romain, et d’une foi rigoureuse et exigeante, issu d’un milieu modeste, il se trouva très vite en butte à l’establishment universitaire juridique allemand, luthérien ou athée. Mais surtout, il était l’ennemi déclaré de H. Kelsen, le grand théoricien du positivisme juridique, qui enseignait alors à Cologne (depuis 1929, arrivant alors de Vienne, sa ville natale) et avait publié, en 1925, sa monumentale Théorie générale de l’État. Le positivisme juridique l’amenait à soutenir un rejet de fond du droit naturel, arguant de ce que seul le droit positif, autrement dit le droit écrit, dans les singularités de ses formes d’apparition (relativement à chaque État), constitue la norme qui doit être respectée. À ce vaste mouvement, bien antérieur à lui, Kelsen joint un style singulier, à savoir sa « théorie pure du droit », laquelle soutient la parfaite rationalité de la science juridique, au sens où le droit irait jusqu’à dicter au juge sa décision. Le juge n’est plus, dans cette perspective, que l’officier d’un droit qui, tout à la fois, dit la norme, et possède la force pour la faire appliquer car ce droit n’est plus que l’un des aspects de l’État. Kelsen se montre avant tout soucieux d’une science du droit dont les descriptions montreraient que la validité d’une norme tient essentiellement à la consistance rationnelle sans faille de la procédure de sa formation : la loi se doit d’être formellement conforme à la constitution, le décret formellement conforme à la loi, l'arrêté formellement conforme au décret, et la décision juridictionnelle dans le parfait respect de la procédure, etc.... Le droit se tient tout entier en la personne juridique de l’État.
Dans une telle perspective, le droit et l’État sont une seule et même chose : L'État est un ordre juridique positif dans lequel le pouvoir ne peut être exercé que dans la forme juridique par des dirigeants juridiquement désignés, sur des dirigés juridiquement définis. Donc l'État ne peut être qu'un État de Droit .
Le décisionnisme
Schmitt réagit avec force, et presque violence, contre cette conception. Pour lui, elle est aberrante, et surtout ne décrit pas ce qu’est vraiment le droit et son fonctionnement dans nos sociétés. Il est en effet, et sera toujours, un partisan de ce qu’on appelle le « décisionnisme » au sens fort du terme qui, à la base, reconnaît au juge un réel pouvoir de décision lorsqu’il se trouve confronté, à la loi normative d’une part, à l’acte délictueux d’autre part. Dès ses écrits de jeunesse, bien avant qu’on puisse déceler le moindre penchant vers quelque national-socialisme, Schmitt se veut un critique virulent du positivisme juridique dominant. Avant même que Kelsen ne se réfugie à Cologne (1929), Schmitt se veut un « anti-Kelsen », et il vaut la peine de s’attarder sur ces premiers textes dans la mesure où ils engagent le débat sur des points essentiels.
Traditionnellement, la décision du juge face au cas qui lui est posé se présente comme une opération d’interprétation du fond de la norme et de ce qu’il faut appeler la « subsomption » du cas concret sous la norme générale. Á la limite, il ne s’agit plus que d’une opération logique élémentaire qui « fait tomber » le cas sous la loi dont il relève, le juge étant l’opérateur avisé de cette « réduction ontique ». Pour ne pas faire de ce juge un simple automate mettant en œuvre une loi générale d’elle-même bien incapable de se mettre en œuvre, de désigner les cas qui lui reviennent, les juristes avaient parfois recours à la fiction d’une « volonté de la loi », dont le juge serait l’exécutant averti. En somme, il s’agit pour Kelsen de considérer la décision du juge comme n’étant pas d’une essence différente de la loi qu’elle met en œuvre.
C’est là une aporie qu’on retrouve avec le sujet du droit. Le droit a absolument besoin d’un sujet dont il produit la norme, mais à peine est-il convoqué, ce sujet, qu’il n’a plus voix au chapitre. Idem du juge, d’une certaine façon : il faut absolument qu’il soit là, mais il n’est pas là pour ramener sa fraise, seulement pour appliquer un droit qui est, au fond, le seul sujet dans l’affaire – d’où cette expression curieuse de « volonté de la loi » pour bien désigner le lieu d’où viendrait vraiment la décision, puisque ce point ne peut être laissé indéfiniment dans l’ombre.
Schmitt récuse profondément cette conception de l’application de la loi : il estime qu’il est impossible de passer de la norme générale au cas concret par une opération de simple déduction logique, de « subsomption » du général au particulier. Il va même jusqu’à écarter l’une des parades classiques à cette difficulté, connue sous le nom de « réalisme positiviste », qui accordait au juge un large pouvoir discrétionnaire, mais ne le faisait que d’un point de vue pratique, et même pragmatique, sans remettre vraiment en question la subsomption qui réduisait l’application de la loi à la seule force de la loi, c’est-à-dire à l’État. Schmitt vise, lui, beaucoup plus loin, et veut que la décision du juge soit partie intégrante du droit, alors même que cette « décision » n’est pas de la même nature que le contenu rationnel et juridique de la loi.
Il part pour cela de l’idée – bien connue, qu’il n’invente pas – que toute loi ou presque contient un facteur d’incertitude, par exemple en droit pénal l’indétermination relative au montant exact de la peine, ou l’établissement d’un délai de prescription en droit civil, etc.
Toute loi, écrit-il dans Gesetz und Urteil, contient un tel moment qu’un civiliste appellerait peut-être un moment aléatoire. […] Le type le plus pur d’un telle détermination matériellement aléatoire pourrait être représenté par un arrêté de police disposant que les véhicules doivent doubler à droite. Il est en fait indifférent de savoir si l’on doit doubler à gauche ou à droite, l’important est seulement que l’on sache où doubler et que l’on puisse s’attendre à ce que tous doublent à droite. […] Ainsi y a-t-il des dispositions nombreuses et aussi juridiques dans la nature desquelles gît une « indifférence relative », dont le contenu se trouve hors de toutes considérations de sentiment du droit ou de justice distributive. Un tel moment d’arbitraire du contenu (Moment inhaltlicher Willkür) est inclus dans tout droit
[42].
Schmitt en vient ainsi à distinguer dans la loi deux éléments : le contenu et la décision. Distinction d’emblée extrêmement dangereuse puisqu’elle revient à installer au cœur de la rationalité de la loi (dont Schmitt ne discute pas la nature), un élément d’irrationalité pure, où l’on peut craindre que se loge quelque puissance infernale. Mais on sait déjà que l’éradication pure et simple d’un tel élément « irrationnel » conduit elle aussi à une conception du droit qui le confond presque avec la machine étatique, et réduit donc l’État à quelque chose de juridique bien plus que politique. Schmitt refuse à la fois la conception qui, à la base, réduit l’acte du juge à une décision de pure logique, un simple passage avisé du général au particulier, sachant qu’en même temps, en son sommet constitutionnel, cette conception du droit donne corps à un État qui n’est plus que de droit, reléguant du coup le politique et la société civile sur les bas-côtés.
Avant de nous lancer dans les considérations constitutionnelles qui nous mèneront aux portes de l’état d’exception, il importe de bien comprendre la nature de cette « décision » pour Schmitt. Il la tire — en la déformant, en l’amplifiant – de la Philosophie du droit de Hegel, dans laquelle ce dernier faisait remarquer
qu’on ne peut déterminer rationnellement, encore moins décider par l’application d’une détermination tirée du concept, si, pour être conforme à la justice, il faut, pour un délit, infliger une punition corporelle de quarante coup ou de quarante coups moins un, etc.
[43]
Pour Hegel, il ne s’agit là que d’un phénomène général lié au rapport constant entre l’universel et le singulier, dont les déterminations font toujours appel, peu ou prou, à une décision, une Entscheidung contingente et arbitraire. Mais à cet endroit, Schmitt veut que le fait de décider soit
un élément et un ingrédient de tous les phénomènes juridiques, qui peut être isolé pour le traitement conceptuel et pris comme base méthodologique
[44].
Plus question, donc, de voir là une simple contingence inéliminable, liée à des nécessités purement pratiques, et sur laquelle il n’y aurait rien à dire ; il s’agit tout au contraire d’amener cette décision au concept, et d’en faire ainsi l’une des principales déterminations du droit en général. D’emblée, Schmitt distingue deux niveaux bien différents d’intervention de la décision : d’une part, à l’endroit du législateur qui doit décider entre quarante et quarante et un (ou trente huit) coups de bâton, et d’autre part au niveau du juge qui doit, lui, trancher au niveau du cas concret en déterminant de quelle façon il est « subsumé » par la loi générale.
Poussons ici l’argument jusqu’à sa pointe : la loi peut bien, d’elle-même, prévoir les cas possibles d’application – et, de fait, c’est bien souvent ainsi qu’elle opère. Mais le juge-praticien, qui a affaire à chaque fois à un cas singulier, dans la totalité toujours mal cernée de ses déterminations, opère un acte bien différent de celui du législateur qui n’avait donc prévu que les cas possibles. Le juge-praticien quitte cette relative indétermination ontologique des possibles pour la détermination ontique du cas. En termes aristotéliciens, il quitte le sol de l’universelle pour se risquer sur celui de la particulière. Il doit passer du ciel des essences au terrain des existences, et l’on peut voir ici que la théorie pure du droit, qui voulait ne voir dans la décision du juge qu’une affaire de subsomption, misait sur la particulière minimale, celle par laquelle l’existence est impliquée par l’essence. C’est à cet endroit cependant que le juge met en œuvre une « décision » que Schmitt, pour sa part, veut amener au concept en prétendant qu’elle constitue « une question principielle de la qualité du droit ».
Ceci n’est bien sûr que l’amorce du problème, car il est clair qu’il ne suffit pas d’affirmer tout de go l’autonomie structurelle de toute décision, que ce soit celle du législateur quant au contenu, ou celle du juge quant au cas singulier. La question inévitable devient : quel peut être le fondement de la validité d’un jugement non déductible du contenu même de la loi ? Comment concevoir que cette décision soit, à la fois, extérieure à la pure détermination rationnelle de la loi, et cependant un acte pleinement juridique, que la science du droit ne peut aucunement ignorer, ou même rejeter hors d’elle comme une simple contingence inéliminable ?
Vers l’état d’exception
Pour pouvoir répondre à cette question, Schmitt va s’écarter très précocement de l’étude des cas réguliers, tous ceux pour lesquels le contenu de la loi est tel qu’il parvient presque à masquer le facteur strictement décisionnel, pour s’aventurer vers les cas où le « moment d’indifférence au contenu » est maximal, là où la légitimité de la décision procède avant tout de la seule nécessité de décider.
Il ne s’agit évidemment pas pour lui de détrôner la contenu de la loi pour le soumettre au seul arbitraire d’une décision sur laquelle il n’y aurait plus rien à dire. Á aucun moment Schmitt ne se lance dans une telle direction, il reste en tout point un juriste pour qui le droit positif, jusque dans sa pointe constitutionnelle, reste une valeur première — c’est même en cela, il faut ici le préciser, qu’il n’obtint jamais l’aval complet des SS (en plus de son peu de ferveur pour Hitler lui-même). Pour l’appareil nazi en effet — et cela est affiché et dit en clair dans Mein Kampf –, l’État n’est qu’un moyen au service de la volonté du peuple, laquelle s’incarne pleinement dans le Führer, alors que Schmitt, lui, ne remet guère en cause (il faudrait aller voir dans le détail, c’est assez compliqué et tortueux dans ses écrits) la consistance juridique de l’État. Simplement, en bon et rigoureux adversaire de Kelsen, il distingue cette consistance et la décision politique dont ce même État est constitué ; ce n’est certes pas pour réduire à rien la première au seul profit de la seconde, mais pour établir une articulation nouvelle entre les deux.
Quel pourrait donc être le cas dans lequel le contenu est tout entier suspendu à l’acte même de la décision ? Il suffit presque de poser la question sous cette forme pour avoir la réponse : assurément pas un cas quelconque qu’aurait à trancher un juge-praticien puisque tous ses actes relèvent d’application de lois pré-établies. Une telle question se déplace nécessairement vers les rapports de l’ensemble de la charpente juridique avec l’État lui-même, à savoir la très délicate question de l’état d’exception.
On appellera « état d’exception » la situation dans laquelle il est juridiquement décidé (selon une formule qui constitue l’une des cibles favorites de Schmitt) que « ici s’arrête le droit public ». La totalité du contenu du droit au sens du positivisme juridique – autrement dit la constitution, pointe vive de la pyramide juridique – se trouve momentanément suspendue, et ceci non par le seul putsch de quelqu’un qui entendrait mettre fin au droit purement et simplement pour enfin s’arroger un pouvoir entièrement discrétionnaire, mais par quelqu’un qui prend le soin de donner une forme juridique au suspens de l’ensemble du fonctionnement du droit.
De l’intérêt de la dictature
C’est donc sa théorie de la décision qui porte Schmitt à centrer son intérêt sur l’état d’exception, ce qui le conduit très directement à la dictature, ce talon d’Achille de la démocratie constitutionnelle, puisqu’elle incarne la quasi impossibilité de subsumer le fait politique, éminemment étatique, sous la norme constitutionnelle. Dans la mesure où il entend lutter vigoureusement contre la théorie de la subsomption selon laquelle le particulier est entièrement déductible du général, il ne pouvait pas ne pas rencontrer la question de la dictature dans sa poursuite d’une mise en concept de l’état d’exception. Dès 1921 (bien avant donc ses engagements nazis, avant même la sortie de la Théorie générale de l’État de Kelsen, et bien avant la publication de sa propre Théorie de la constitution), Schmitt publie son ouvrage intitulé La dictature
[45], dans lequel il va tout à la fois fonder historiquement ce concept au plus profond de la République romaine (et donc, d’une certaine façon, à l’origine prestigieuse du droit), mais en analysant tout autant l’article 48 de la Constitution de Weimar, constitution qui incarnait pour lui l’aboutissement dégénéré de l’État libéral, lequel lui semblait avoir perdu de vue la nature même du droit.
Évidemment, Schmitt n’est guère intéressé par la seule accession au pouvoir suprême d’un individu qui, à partir de là, ferait valoir indéfiniment ses caprices. Son repérage initial de l’arbitraire ne le conduit aucunement à se faire le chantre des républiques bananières. Dès son introduction, il écrit :
L’essence de la dictature […] consiste en la possibilité de séparer les normes du droit et les normes de réalisation du droit. Une dictature qui n’est pas placée sous la dépendance d’un résultat correspondant à une idée normative et devant être atteint concrètement, et qui n’a donc pas pour fin de se rendre elle-même superflue, n’est qu’une espèce de despotisme.
[46]
En se reportant aux premiers temps de la République romaine, Schmitt forge un outil remarquable, qui va par la suite lui permettre d’étudier conceptuellement le phénomène dictature, non pour la condamner ou la glorifier (ce dont il n’a cure, dans ces textes-là), mais bien pour analyser les rapports complexes qu’elle entretient avec l’édifice entier du droit. Il s’agit d’une différence clef, dont il trouve aisément des traces chez ses grands précurseurs, le juriste français du XVIe siècle Jean Bodin, par exemple, et qui s’exprime dans l’opposition dictature de commissaire versus dictature souveraine. De quoi s’agit-il ?
Rome permet d’en dresser un portrait relativement simple : lorsque la République était considérée en danger, par les sénateurs et le consul, ce dernier pouvait, sur requête du sénat, désigner un commissaire extraordinaire, dont la mission revenait bien sûr à sauver la République de dangers que les moyens habituels et juridiquement réguliers ne pouvaient affronter sans risque majeur. Il était nommé à ce poste hors cadre pour six mois, mais loin d’être un simple exécutant comme d’autres officiers que le consul ou les sénateurs étaient toujours à même de désigner, le dictateur n’avait de compte à rendre à personne, ni pendant la durée de son mandat (on le comprend), ni par la suite, chose beaucoup plus considérable, qui le plaçait clairement au-dessus des lois de la République qu’il avait pour mission de sauver (et pour ce faire, il pouvait même, s’il le jugeait nécessaire, exécuter l’un quelconque de ses mandants : consul, sénateur, etc.). Voici le portrait qu’en dresse alors Carl Schmitt car, au-delà de la réalité historique, il importe d’apprécier les accents avec lesquels il le met en scène :
Le dictateur […] a pour mission de mettre fin à la situation périlleuse qui est la raison de sa nomination, soit en menant une guerre, soit en réprimant une sédition intérieure ; par la suite il a également été désigné pour régler des affaires particulières, telles que l’organisation d’une assemblée du peuple, le plantage du clou qui, pour des raisons religieuses, devait être l’acte du praetor maximus, la direction d’une enquête, la détermination des jours fériés, etc. Le dictateur est nommé pour six mois, mais selon une louable coutume de l’époque républicaine, après avoir rempli sa mission, il abandonne sa charge peu avant l’expiration de ce délai. Il n’est pas lié par les lois, et il est une sorte de roi ayant un pouvoir illimité de vie et de mort. Il existe différentes manières de répondre à la question de savoir si l’autorité que les autres magistrats détiennent par leur fonction cesse avec la nomination du dictateur.
On peut ici se souvenir que Sylla ou César ont manqué de cette délicatesse temporelle, et ont poussé largement au-delà des six mois, ce qui suffit pour comprendre que cette « dictature de commissaire », si elle est claire quant au concept, l’est moins sur le plan politique. For heureusement, l’histoire présente un cas d’une dictature de commissaire qu’on dira classique, qui s’est transformée dans ce que Schmitt cherche à désigner par « dictature souveraine » – j’ai nommé Cromwell.
Durant les guerres nombreuses où ses talents militaires le projettent au premier plan, Cromwell se présente comme celui qui peut sauver le royaume des malversations de Charles Ier. Mais lorsque ce dernier est fait prisonnier, jugé et exécuté, Cromwell ne remet en rien ses pouvoirs au Long Parliament qui l’avait mandé pour en finir avec le Roi. Bien au contraire il épure ce parlement, le transformant en « Parlement croupion» (Rump Parliament), mate la rébellion des Levellers qui l’avaient longtemps soutenu (sur sa gauche), et s’attribue progressivement les signes patents de la royauté. Le 12 septembre 1854, Il stipule dans un discours resté célèbre qu’il jouit désormais, en tant que Captain-General de toutes les forces armées d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, d’un transfert d’autorité illimité (dans le temps). L’histoire juridique, qui ici seule nous intéresse, trouve son point d’aboutissement lorsque le fils de Cromwell lui succède, non par un écrit en bonne et due forme, mais sur la base d’un propos de Cromwell interprété comme un ordre concernant sa succession.
Autre petite histoire, bien française celle-là en ce qu’un grave problème juridique se trouve réglé de façon protocolaire, par une décision d’étiquette : lorsque Napoléon, alors même qu’un décret du sénat et un plébiscite populaire l’ont déjà nommé « Consul à vie », entend être sacré empereur, que fait-il ? Va-t-il recevoir la couronne des mains du pape, évidemment convié à la cérémonie ? Impossible, la France napoléonienne n’est plus la « fille aînée » de l’Église, et Napoléon ne doit en rien la Couronne à ce pape qu’il fait venir toutes affaires cessantes. Le moment venu, il prend donc la couronne des mains du pape et se la met sur la tête. En cela, et en cela clairement, il est dictateur souverain. Jusque-là, il n’était (si l’on peut dire) que dictateur commissaire. Et ce n’est pas l’étendue de ses pouvoirs effectifs qui fait la différence.
Le dictateur commissaire devient dictateur souverain, chez Cromwell comme chez Napoléon, dans l’exacte mesure où chacun s’est approprié le pouvoir même qui l’avait nommé, ce qu’un dictateur commissaire romain n’aurait pas songé à faire s’il était soucieux d’aller rejoindre ses ancêtres dans le paradis des valeurs républicaines.
Notre cynisme moderne nous fait concevoir, de façon précipitée, le dictateur comme celui qui toujours s’approprie indûment la souveraineté. C’est d’emblée un usurpateur, par qui nous vérifions l’énoncé fameux : « le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt absolument ». Schmitt, lui, ne joue pas au moraliste, prend tout à fait au sérieux l’expression alors d’une parfaite actualité de « dictature du prolétariat », et met fort bien en lumière, dès sa première approche du phénomène, que le commissaire dictateur n’en est pas moins un dictateur que le souverain dictateur. Si bien que pour apprécier judicieusement la différence, et nous approcher ainsi de ce qui fait la nature de l’état d’exception, il faut parvenir à se faire une idée plus juste de ce qui constitue la souveraineté puisque elle paraît bien être l’élément discriminant qui permet d’approcher conceptuellement l’« état d’exception ».
L’état d’exception
Séance V
Carl Schmitt en vient à se focaliser sur ce qu’on appelle l’« état d’exception » dans la mesure où son concept de décision, opposé à la notion de « contenu juridique » de la loi, le pousse à l’écart de toute étude soutenue des cas réguliers, pour s’aventurer vers les cas exceptionnels puisque eux seuls sont de nature à dévoiler la part de décision qu’ils recèlent. Dans les cas qu’on dira « normaux », que ce soit au niveau de l’arbitraire de contenu (doubler à gauche ou à droite, quarante ou quarante et un coups de bâton, etc.), ou au niveau de la mise en acte (le fait pour le juge de « faire tomber le cas » sous telle ou telle loi, de décider partiellement de la sentence, etc.), la décision y est certes visible, mais elle est presque masquée par l’omniprésence du contenu, et le droit n’en peut alors rien dire, sinon à se lancer dans des études psychologiques, sociologiques, culturelles, etc. qui, précisément, ne sont pas de son registre ni de sa compétence, et où il ne pourrait que se perdre. Seuls les cas exceptionnels sont en mesure de nous instruire sur la décision puisque, dans certains d’entre eux tout du moins, elle y apparaît comme une part d’arbitraire, non pas rajoutée accidentellement, mais seule capable de soutenir la rationalité du droit. C’est vrai de l’état d’exception, que l’on va maintenant étudier un peu dans son détail – ça l’est aussi de la grâce présidentielle, qui, sans avoir à rendre de compte à l’appareil judiciaire, peut décider de suspendre définitivement un jugement rendu en toute clarté et légitimité par ce même appareil judiciaire.
L’« état de siège fictif ou politique » : nature de l’exception juridique
Dès 1922, dans l’exacte foulée de son livre sur La dictature (1921) et dans le souci de cette cohérence qui le pousse vers les cas d’exception, Schmitt publie son ouvrage Théologie politique
[47] qui s’ouvre sur une phrase restée justement célèbre, car elle éclate comme un coup de trompette, un peu comme la définition des personnes dites « naturelle » et « fictive » en tête du chapitre XVI du Léviathan de Hobbes
[48], dont on peut parier qu’il sert ici de modèle :
Est souverain qui décide de la situation d’exception
[49].
Il est ici indispensable de bien réaliser ce que Schmitt entend par « situation d’exception », car il s’agit d’une figure juridique parfaitement précise. Dès les premières pages de son ouvrage État d’exception, Giorgio Agamben ne peut faire moins que de donner un rapide historique, et il me faut le suivre sur ce terrain. Il part (en suivant lui-même de très près Schmitt sur tous ces points d’histoire juridique) de l’expression « état de siège fictif ou politique », inscrite dans un décret napoléonien du 24 décembre 1811, qui autorisait l’empereur à décréter un état de siège alors même qu’il n’y avait aucune ville assiégée
[50]. Cet « état de siège » n’était plus un simple état de fait, mais un élément de droit depuis le décret du 8 juillet 1791 de l’Assemblée Constituante, qui distinguait entre :
- l’état de paix, dans lequel autorité civile et autorité militaire agissent chacune dans sa propre sphère ;
- l’état de guerre, où l’autorité civile agit de concert avec l’autorité militaire ;
- l’état de siège, « où toute l’autorité, dont les officiers civils sont revêtus par la Constitution pour le maintien de l’ordre et de la police intérieurs, passera au commandement militaire, qui l’exercera exclusivement sous sa responsabilité personnelle ».
Voici donc la version moderne de la dictature ; ce n’est plus le sénat, ou le consul qui estiment que la République est en danger, c’est ici l’exécutif qui a droit de décider s’il va ou non décréter l’état de siège, étant juridiquement entendu qu’un tel état équivaut à une suspension du droit et de la force normale de ses agents, désormais entièrement soumis à une autorité militaire qui, tel le dictateur romain, n’a de compte à rendre à personne, ni pendant le temps de l’état de siège en question, ni plus tard (voir l’affaire Pinochet ces dernières années).
Agamben laisse dans l’ombre à cet endroit quelque chose que Schmitt éclaire remarquablement, non dans son ouvrage sur la dictature, mais dans l’un de ses textes ultérieurs
[51]. Pour le comprendre, il faut ici faire un peu d’histoire générale. Lorsque Napoléon produit ce décret en 1811, il est depuis trois ans déjà aux prises avec une guerre difficile qui, toutes proportions gardées, surprend autant les contemporains que, de nos jours, la multiplication des kamikazes musulmans qui chamboule les données stratégiques en vigueur tout au long du siècle XXe, j’ai nommé l’apparition du « partisan » dans la guerre d’Espagne. En 1963, à 75 ans, Schmitt écrit cette Théorie du partisan dans laquelle il décrit et tente d’expliquer le phénomène inouï que fut l’apparition de cette nouvelle espèce de combattants.
Pour des raisons dans lesquelles nous n’avons aucune raison d’entrer, en 1808 Napoléon lance ses armées contre l’Espagne, et elle n’en font qu’une bouchée : à l’automne, l’armée régulière espagnole est vaincue, et les élites de la nation (aristocratie, royauté) n’en sont pas forcément très attristées. Elles sont, dans une large part, prêtes à collaborer avec l’envahisseur (on les dit d’ailleurs « afrancesados »), lequel envahisseur est aussi, dans ce cas comme dans d’autres (Italie) considéré comme un libérateur autant qu’un tyran. La maigre bourgeoisie espagnole, par exemple, voit tout ça plutôt d’un bon œil. Par contre, l’imprévu, l’incroyable, le jamais vu jusqu’alors, c’est que des paysans, des riens du tout, des quasi va-nu-pieds s’arment avec les moyens du bord, et d’escarmouche en escarmouche commencent à mettre à mal l’armée régulière d’occupation. Cette forme inédite de résistance devait trouver un écho certain en Autriche et en Allemagne, où de violentes campagnes anti-françaises parvinrent à lever des mouvements partisans. Lorsqu’il écrit son monumental Sur la guerre, en 1832, Clausewitz a alors intégré ce que les États-majors des années 1810 n’étaient pas en mesure de comprendre, ni de maîtriser : l’arrivée du partisan sur cette scène qu’on dit maintenant géo-politique.
Qu’est-ce qu’un partisan ? C’est un combattant irrégulier (il ne porte jamais d’uniforme, et sa stratégie de base revient à se rendre invisible au sein de la société civile) ; son action répond à un engagement politique (il n’est pas un mercenaire) ; ce à quoi Schmitt rajoute quelque chose de son cru – le partisan possède un caractère « tellurique » : il défend un territoire, il est ancré dans une terre déterminée (à l’opposé des peuples marins qui, aux yeux de Schmitt, développent une autre conception générale du droit). Tout cela fait que, pour lutter contre cet être insaisissable, l’« état de siège fictif ou politique » se présente comme la seule arme juridique possible, au sens où toute l’autorité doit tomber aux mains des militaires puisque, en dépit des apparences de la vie civile, on se trouve bel et bien dans une situation de guerre, mais tellement non conventionnelle (l’ennemi n’est pas cernable) qu’elle appelle à de nouvelles stratégies militaires, bien sûr, mais d’abord juridiques, dans la mesure où ni l’« état de guerre » ni l’« état de siège » ne suffisent plus, dans leur acception juridique, pour répondre à l’urgence de la situation.
D’où cet étrange « état de siège fictif ou politique » qui énonce, en termes de droit, la suspension de la constitution et des droits des citoyens, au seul profit de l’autorité militaire. Mais cette invention, qui date donc des premiers pas de la République, devait avoir un avenir brillant puisqu’aucune des constitutions qui, depuis lors, ont été promulguées en France ou dans d’autres régimes réputés, non sans raison, « démocratiques », n’ont manqué de l’instituer. Dans la République de Weimar, ce sera le fameux article 48, avec lequel Hitler gouvernera jusqu’à sa mort. Sous notre glorieuse Veme République, c’est l’article 16. On conçoit facilement, au demeurant, la nécessité d’une telle disposition : comme à Rome, la constitution et les libertés peuvent être en danger à un point tel que le fonctionnement normal des institutions, et le droit qui les régit, doit laisser à la place à ce qu’on n’ose plus trop appeler un « dictateur » puisque l’appellation est devenue exclusivement infamante.
Exception et nécessité
Ainsi planté le décor historico-juridique, le problème qui s’impose à nous revient à bien comprendre cette articulation entre le droit et le non-droit qui s’appelle « état d’exception ». On pressent bien d’entrée de jeu qu’un tel « état » n’est ni inclus ni exclus de l’ordre juridique, et qu’il désigne donc une zone à la fois indéterminée, et cependant très précise. On pourrait être tenté de régler dans un premier temps l’affaire sur le seul plan temporel, dont on a vu à quel point il s’avérait décisif à Rome : l’état d’exception n’est rien que le suspens, d’une durée variable, de l’état normal. Et donc, une fois le danger écarté, retour à la case départ, la constitution et le droit reprennent leur place. Mais ce déroulement, à lui seul, n’explique pas pourquoi il faut à ce point donner une forme juridique au suspens du juridique. Devrions-nous nous contenter à cet endroit de l’avis pascalien selon lequel, ne pouvant faire que le juste fut fort, on s’est arrangé pour que le fort fut juste ?
Par quelque côté que l’on prenne la question juridique de l’état d’exception, on retombe à tout coup sur la notion de nécessité : elle seule est de nature à pousser un pouvoir établi sur une constitution donnée à suspendre ladite constitution tout en se maintenant comme pouvoir. Or si l’on veut bien s’approcher du concept de nécessité dans son rapport au droit et à la loi (la norme), on le perçoit irréductiblement double. Selon une formule juridique latine indéfiniment répétée, necesitas legem no habet, la nécessité n’a pas de loi, et Agamben a bien raison de remarquer immédiatement que cela s’entend doublement. D’un côté, « la nécessité ne connaît aucune loi », mais par ailleurs « la nécessité est à elle-même sa propre loi ». C’est ici que nous arrivons à une sorte de pointe du raisonnement que nous poursuivons depuis la mise en jeu schmittienne de la décision : la nécessité paraît être quelque chose de purement factuel, elle s’inscrit dans les faits bien plus, apparemment, que dans le discours, et pourtant il est impossible de concevoir une situation d’exception due à l’urgence de la nécessité qui n’ait pas d’abord été déclarée telle. La nécessité bouscule l’ordre établi si et seulement si une voix s’élève (et pas n’importe laquelle) pour dire qu’il en est ainsi.
Vouloir faire reposer les difficultés conceptuelles liées à l’état d’exception sur l’état de nécessité et d’urgence ne peut que nous convaincre, définitivement cette fois, de ce que nous ne parviendrons pas à tourner la difficulté, et qu’il faut maintenant mettre les mains dans le cambouis, autrement dit nous attarder sur cet endroit où l’ordre discursif entretient un sombre commerce avec l’ordre factuel. Non plus « les mots et les choses », mais « les mots et les faits ».
Qu’est-ce donc que « décréter » un état de nécessité tel qu’il en appelle à la suspension de toute loi, toute norme ? S’il ne s’agissait que d’un coup de force, d’un putsch, il n’y aurait aucun besoin de décréter quoi que ce soit, il suffirait d’agir, vite et efficacement si possible. S’emparer du pouvoir, et basta ! Or l’argument de nécessité qui pourrait lui-même servir à justifier la promulgation de l’état d’exception prend la précaution de ménager, de « suspendre » l’état normal de la loi, donc dans l’optique de le remettre en selle une fois passé le danger. Une comparaison qu’on pourrait faire à cet endroit me paraît être d’ordre culinaire : une fois qu’on a fait rissoler les petits oignons et la poitrine fumée, on les réserve, on les met de côté, pour les replonger au bon moment dans le plat en préparation. On suspend la constitution, pour mieux la retrouver par la suite. Mais cela ne peut se faire sans considérer que ladite constitution n’est pas à même de faire face à toute situation, et que donc elle est lacunaire en son principe même. Non pas qu’elle manquerait de certains articles ad hoc, mais qu’aussi complète qu’elle soit, elle prend soin, par des articles du genre article 16 (Veme République) ou article 48 (Constitution de Weimar) de ménager dans son propre texte la possibilité de son suspens, comme un circuit électrique doté d’un fusible capable de sauter pour protéger l’ensemble du système des surtensions qui pourraient lui être fatales. Ça disjoncte, mais de ce fait même, ça tient. Il n’y aura plus qu’à rebrancher, au bon endroit, au bon moment, une fois éliminées les surtensions.
Nous voilà en présence d’un problème topologique typique : à l’intérieur d’un ordre donné, on prévoit que quelque chose va venir d’un supposé extérieur, susceptible de menacer l’ensemble de l’ordre. Et donc on ménage au sein de cet ordre une lacune, une vacuole, un fusible dont on attend tout à la fois qu’il déroge au fonctionnement normal, et qu’ainsi il s’avère apte à faire face à la situation d’exception. L’exception, dès lors, n’est plus un fait qui vient, de l’extérieur, surprendre et menacer un ordre discursif établi ; mais elle devient ce que ce même ordre discursif aménage en son sein pour la possible survenue d’une exception qui le dépasse.
On devine ainsi qu’à cet endroit, plusieurs options se présentent, selon que l’on concevra l’extérieur comme strictement phagocyté par l’intérieur, ou au contraire œuvrant dans une autre dimension : le trou rencontré dans une surface plane n’a pas le même statut, ni les mêmes conséquences, que le trou central d’un tore. Or c’est là que ce détour par la chose juridique peut se révéler heuristique, pour autant qu’on oppose sur cette conception de l’état d’exception deux points de vue quasi diamétralement opposés, qui portent les noms respectivement de Carl Schmitt et Walter Benjamin — et ce n’est pas le moindre des mérites du livre de Giorgio Agamben que de nous indiquer cet affrontement.
Ils sont, on s’en doute, à l’opposé l’un de l’autre, mais aussi très contemporains : ils se sont lus réciproquement, au moins dans ces années 20, si créatives pour eux deux. En 1921, Benjamin publie son texte, Pour une critique de la violence, un an avant que Schmitt ne publie sa Théologie politique. Tous deux ont parfaitement repéré la mise en jeu décisive de la violence dans l’établissement du droit, et jusqu’à l’isolement de cette violence dans l’état d’exception dicté par la nécessité. Mais la subtilité de Benjamin va nous permettre de faire un distinguo que Schmitt, dans sa passion de juriste, ne nous autorise pas.
Le « durchbrechen » de Schmitt
Ce dernier veut, ainsi qu’on l’a vu, produire le concept juridique de « décision », et, dans ce fil, celui, pas moins juridique, d’« état d’exception » qui lui est apparenté, tous deux étant soudés dans la définition même de la souveraineté, qui surgit comme le produit de leur conjonction : « Est souverain qui décide de l’état d’exception ». Ces trois concepts concaténés désignent maintenant le point à partir duquel le droit positif se trouve tout à la fois fondé et capable d’agir (à l’opposé du positivisme juridique), et ils soulèvent à eux seuls la même difficulté topologique que celle qui, déjà, habitait le corps du Roi du temps où il en avait deux : le roi était alors à la fois le lieu d’où toute loi était promulguée (donc il était au-dessus des lois), mais il était aussi celui d’où émanait toute justice (donc il était éminemment juste). Á la fois dehors et dedans, il préfigurait cette aporie moderne du droit qui, en prétendant limiter la violence entre les individus, prend appui sur une violence fondatrice (celle sur laquelle est basée l’État moderne, et celle grâce à laquelle les sentences du droit se trouvent avoir « force de loi », se trouvent applicables sous forme de peines), la question restant en suspens de savoir si l’on va inclure ou exclure du droit cette origine, ce fondement violent du droit.
Schmitt, qui a le mérite de la cohérence de la pensée, pousse bien au-delà de son concept de « décision » la question du rapport topologique entre ce qui intérieur au droit et ce qui, possiblement, lui serait extérieur. On peut s’imaginer, vu ce que l’on sait déjà de ses conceptions, tout à la fois juridiques et politiques – du fait de sa définition de la souveraineté – qu’il va être un ferme partisan du « tout droit », du fait que l’état d’exception doit être conçu comme une figure – extrême, bien sûr – du fonctionnement du droit, et en cela même : la plus éclairante. Mais s’arrêter à cette idée friserait le procès d’intention, et si la chose est aussi vraie qu’elle en a l’air, il doit y en avoir quelque trace textuelle claire et probante. C’est le cas.
Lorsqu’on lit la Théorie de la constitution, on remarque page 238 que le traducteur (minutieux) s’est vu obligé de fournir, entre parenthèses et en italiques, le mot allemand qu’il vient de traduire. On le comprend (c’est ce qu’il fait) quand il s’agit de mots techniques spécifiques du droit allemand ou des institutions allemandes. Mais là, non, il s’agit d’un mot commun, et presque banal : Durchbrechung, traduit par « dérogation », ce qui paraît d’emblée curieux puisque l’allemand possède un mot précis pour cette notion, celui de Abweichung – parfois aussi celui de Beeinträchtigung (dérogation, empiètement), ou encore, dans certains contextes Verstossung (répudiation). Ce même traducteur s’en explique dans une note liminaire (qu’on avait d’abord oublié de lire – erreur !). Il s’agit, dit-il, d’un « véritable néologisme juridique » de la part de Schmitt ; d’un mot tout à fait commun de la langue – Durchbrechen : transpercer, enfoncer (le front militaire), violer (une loi), « die Verteidigung durchbrechen » : percer la défense (au football), « die Schallmauer durchbrechen » : percer, passer le mur du son, etc. – il fait un concept clef de son affaire.
Il désigne en effet par là un mouvement juridique très spécial du souverain dans l’état d’exception par lequel ce dernier transgresse la loi sur un point précis en laissant cette norme en vigueur par ailleurs. Il ne s’agit donc pas de la « suspension » d’une loi, qui n’aurait plus de pouvoir jusqu’à ce qu’on la remette officiellement en selle, mais d’une « percée » locale qui se présente, aux yeux de Schmitt, comme l’expression la plus pure de l’acte de souveraineté. Lorsqu’il en vient, par exemple, à discuter la question des révisions constitutionnelles, et donc du pouvoir qui doit être mis en acte pour de telles révisions, il maintient, grâce à son néologisme, le distinguo qui lui importe. Lorsqu’on révise une constitution, écrit-il, on ne produit que de nouvelles normes ; mais lorsqu’on « déroge » à une constitution, on prend des mesures sans pour autant établir de nouvelles normes, et cela, dit-il tout cru, « révèle la supériorité de l’existentiel sur la simple normativité ». Il conclut :
Il faut rester conscient de la distinction entre lois de révision constitutionnelle et purs actes de souveraineté
[52].
D’où quelques pages plus loin, son retour sur le fameux article 48 de la Constitution de Weimar, et son affirmation selon laquelle cet article habilite le chef de l’exécutif à prendre, dans les cas considérés par lui de « nécessité », « toute mesure », autrement dit « à déroger à des dispositions légales, et non à les suspendre
[53]». Nous avons donc bien là, avec cette notion de « dérogation », la pointe de l’effort schmittien pour parvenir à concevoir l’état d’exception comme constamment lié au droit par l’entremise du souverain, lequel par ailleurs détient toujours, par définition, le pouvoir d’appliquer le droit, puisque ce dernier n’est en rien suspendu par son Durchbrechung local. L’état d’exception, en étant devenu la propriété fondatrice du souverain, est définitivement soudé au droit. Benjamin, lui, ne le voit pas du tout cet angle.
Violence mythique, violence divine
Dès la première phrase de son texte, Benjamin se donne pour tâche de « décrire la relation de la violence au droit et à la justice
[54] ». Ayant d’abord introduit une différence décisive entre la violence comme moyen, autrement dit destinée à atteindre des fins, des buts spécifiés, et une « autre » violence sur laquelle, pour l’instant, il ne dit rien de plus, il en vient assez vite à distinguer deux formes de violence « médiates » : la « violence fondatrice du droit » et la « violence conservatrice du droit ». La violence fondatrice du droit (à chercher du côté de la constitution, du pouvoir constituant), et la violence conservatrice du droit (à chercher du côté de la police, dont Benjamin donne une saisissante description
[55], et de façon plus générale du pouvoir constitué), manifestent bien toutes deux, à ses yeux, la volonté du droit de s’approprier toute forme de violence, qu’il la réfrène (justice, police) ou la promeuve (armée, sentences), de façon à n’être pas mis en péril par une violence qui ne lui reviendrait pas… de droit, précisément. Benjamin décrit une dialectique entre les deux, dialectique dans laquelle il apparaît plus que difficile de penser une violence qui se tiendrait hors du droit. Afin d’aller dans cette direction, dont on pressent qu’il la cherche depuis le début de son texte, Benjamin se risque à une rapide, mais décisive analyse des raisons pour lesquelles le « grand criminel » est toujours secrètement admiré par le peuple : ce n’est pas son acte qui lui vaut cette admiration, dit-il, mais le fait qu’il ait eu l’audace de défier le droit sur le terrain de la violence, faisant ainsi entendre qu’elle n’est pas une propriété exclusive et « naturelle » de ce droit, et que donc, à sa façon, elle antécéde le droit, elle existe hors de lui. Bref, qu’il y a une « autre » violence que celle qui œuvre en vue de buts déterminés. Cette allusion au grand criminel tourne court cependant dans la mesure où l’on va lire trop vite l’intérêt personnel du criminel en question, ce qui ramène sa violence à une violence « avec but », une violence « médiate », faite pour obtenir des effets prévus.
Pour parvenir à positionner plus positivement une violence qui excèderait cette dialectique qui tourne trop rond, Benjamin se lance alors dans quelque chose de bien difficile à faire entendre, qu’il nomme lui-même d’abord « violence divine ». Il ne désigne par là aucune violence naturelle des dieux, au sens où ils s’emporteraient un peu trop vite. Il remarque simplement – mais de façon ô combien décisive ! – que la violence n’est pas seulement un moyen (comme c’est bien le cas pour la violence fondatrice et la violence conservatrice ou encore, sous d’autres aspects, celle du grand criminel), mais qu’elle est d’abord une manifestation. Il écrit :
Une fonction non médiate de la violence, telle qu’elle est ici en question, se révèle dans l’expérience quotidienne de la vie. En ce qui concerne l’homme, la colère, par exemple, provoque en lui les plus visibles explosions d’une violence qui ne se rapporte pas comme moyen à un but déjà fixé. Elle n’est pas moyen, mais manifestation
[56].
Et cette seule considération lui permet dés lors de poursuivre, eu égard à la violence fondatrice du droit qu’il nomme aussi, non sans raison, la « violence mythique », celle que l’on voit mise en œuvre par les dieux dans les mythes fondateurs du droit :
La violence mythique, sous ses formes archétypiques, est pure manifestation des dieux. Non moyen de leurs buts, d’abord manifestation de leur présence.
Benjamin n’est cependant pas encore au bout de ses peines avec cette violence mythique, immédiatement prête à l’emploi, prête à valoir comme violence fondatrice. Il lui faut lui adjoindre son contraire, la « violence divine », une violence capable, écrit-il, de « suspendre le mythique», et se dégager ainsi plus durablement de tout but, de façon à parvenir à concevoir une violence impossible à « employer ».
Si la violence mythique, écrit-il, est fondatrice du droit, la violence divine est destructrice du droit ; si l’une pose des frontières, l’autre ne cesse de les supprimer ; si la violence mythique impose tout ensemble la faute et l’expiation, la violence divine fait expier ; si celle-là menace, celle-ci frappe ; si la première est sanglante, sur un mode non sanglant la seconde fait mourir
[57].
D’où il conclut un peu plus loin, d’une phrase qu’on chercherait en vain chez Schmitt :
Car avec le simple fait de vivre cesse la domination du droit sur le vivant.
Cette violence qu’il cherche à isoler dans sa pure manifestation, avant qu’on ne cherche, d’une façon ou d’une autre, à la mettre au service du droit, il ne peut la cerner sur le seul plan des institutions humaines car, à cet endroit, Schmitt a raison : la violence est tout entière le fait du droit, et à ce titre l’état d’exception (par où le droit déchaîne la violence qui lui a été conférée en son fondement), fait partie intégrante du droit, comme de même il voulait que la « décision » (du juge et du législateur) soit conçue comme un élément totalement interne au droit, un concept pratique du droit. Cette position est forte, et cohérente, mais Benjamin en montre – difficilement, à travers une argumentation qui ne peut se contenter d’un cheminement purement rationnel – l’erreur : l’impossibilité (déguisée souvent en refus) de penser le vivant en dehors du droit.
Hobbes et l’absolutisme
L’intérêt que Schmitt a porté à Hobbes tenait en grande partie à ce même point : lorsque celui qui, chez le Hobbes du Léviathan, en son chapitre XVIII, ne s’appelle pas encore un citoyen, mais va voir son voisin pour lui proposer le marché suivant :
J’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière,
la question reste pendante de savoir si ces deux-là (et tous les autres qui, par contagion, vont conclure de même) disparaîtront entièrement dans les citoyens qu’il seront devenus (les « auteurs » comme les appelle aussi Hobbes pour les différencier du Prince appelé en la circonstance l’« acteur »), ou si leur restera quelque chose comme un «droit de résistance», une part de leur violence qu’ils n’auraient pas entièrement cédée dans le contrat, et qu’ils pourraient alors légitimement opposer au Prince en cas, pour eux, de nécessité
[58]. Hobbes semblant répondre « non » à cette question, on l’a considéré (en grande partie à tort) comme un théoricien de l’absolutisme, de l’absorption totale du sujet dans le souverain. La parenté de Schmitt avec Hobbes repose (entre autres) sur ce point : rien de l’individu n’est pensable hors le droit. Et donc l’état d’exception, once again, est partie intégrante du droit – Schmitt peut ici penser rejoindre Hobbes, voire le parfaire, à travers sa définition de la souveraineté.
Ici, Benjamin dit non, comme l’enfant de Prévert. Il dit non avec la tête, et il dit non avec le cœur. Il va chercher cette violence divine, présente chez l’homme dans ce qu’il ne cesse d’appeler, d’un nom bien plus énigmatique qu’il pourrait sembler au premier abord, le « destin », pour refuser, disons, que le trou soit considéré comme appartenant à ce qui l’entoure, pour refuser que l’état d’exception ne soit qu’une ruse du droit pour se prolonger dans une situation de nécessité dans laquelle il serait momentanément en péril.
L’universel « non universalisable » : sur une intuition de Benjamin
La raison qu’il a de produire ce refus n’a rien de simplement humanitaire, de défense de l’homme en proie aux méchancetés incorrigibles du droit et de l’État. Benjamin n’a rien d’un penseur libéral qui voudrait qu’une part au moins de l’individu ne soit pas assujettie à la puissance tutélaire de l’État, et reste une propriété privée. Bien au contraire, c’est un penseur noir, et cette noirceur qui lui fait choisir le mot de « destin » et tout le tragique afférent à cette notion, le conduit aussi à cette perception très subtile entre violence et universalité, qui lui fait écrire ces quelques lignes – que je tiens pour renversantes – et dont le commentaire constituera la conclusion de cette échappée vers le droit.
Ce qui décide de la légitimité des moyens et de la justification des buts, ce n’est jamais la raison, mais, au-dessus d’elle, une violence liée au destin, et au-dessus de cette violence, Dieu lui-même. Si cette vérité est rarement reconnue, c’est seulement parce que l’habitude s’est enracinée de penser ces buts justifiés comme ceux d’un droit possible, c’est-à-dire non seulement comme universellement valables (ce qu’implique analytiquement le caractère propre de la justice), mais aussi comme universalisables ce qui, comme on pourrait le démontrer, contredit à ce caractère. Car des buts qui, pour une situation, sont justifiés et doivent être universellement reconnus, ne sont tels pour aucune autre situation, si analogue soit-elle sous d’autres rapports.
[59]
J’aurais bien aimé qu’à la place de ce négligent « comme on pourrait le démontrer », Benjamin se fût fendu d’une démonstration en bonne et due forme. Ça en a presque un petit goût « théorème de Fermat », lequel écrivit dans la marge, en face de l’énoncé de son fameux théorème
[60], « je n’ai pas ici la place d’écrire la démonstration que j’en ai fait ». Á défaut de suivre cette démonstration qui semblait si claire à Benjamin qu’il n’a même pris le soin ni le temps de nous la donner, et que je n’ai trouvée ni dans ce texte ni dans aucun autre où depuis pas mal de temps je la cherche, je vais en tenter maintenant une explication qui doit hélas plus à la transpiration qu’à l’inspiration.
D’abord la glose, une façon de re-dire ce que le texte désigne, encore trop obscurément. Qu’est-ce qui fait que nous ne reconnaissons pas si aisément cette vérité selon laquelle il y a une violence qui outrepasse toutes les violences qui servent à quelque chose ? Parce que nous faisons une confusion : nous pensons (c’est « enraciné » en nous) que lorsque des buts sont « universellement valables » – ce qu’ils sont nécessairement s’ils appartiennent au droit, de cela Benjamin en convient – eh bien, ils en sont ipso facto « universalisables ». Benjamin dénonce à cet endroit une contradiction. Que ces buts justifiés qui ne peuvent valoir qu’universellement soient conçus comme universalisables, voilà qui « contredit » au « caractère propre de la justice », lequel implique « analytiquement », autrement dit contient en lui-même le fait que les buts qu’il soutient et anime sont universellement valables.
Déjà, on sent flotter dans l’air quelque chose d’assez peu kantien. Pas vraiment une machine de guerre contre l’Esthétique transcendantale ou la loi morale et ses exigences d’universalité — puisqu’elles sont plutôt reconduites au premier niveau, là où Benjamin réaffirme sans ambages la nécessaire universalité des buts du droit. On peut même penser qu’en coupant la violence de toutes les fins que le droit (et les juristes) lui propose(nt), Benjamin réitère le geste fondamental de l’éthique kantienne qui consiste à désolidariser la loi morale de quelque objet que ce soit, pour qu’ainsi elle ne doive sa nature de loi qu’à sa conformité à l’idée même de loi, à savoir l’universalité. Tout cela se tient parfaitement. Mais il y a un hic, dont Kant n’a pas idée, et pour l’instant nous non plus. Seul Benjamin a l’air d’en avoir l’intuition.
Ce qui est universel (et l’est nécessairement) n’est pas pour autant universalisable, voilà le cœur de l’argument. Dans telle et telle situation, les éléments du droit invoqués n’auront force de loi que parce qu’ils auront valeur universelle, mais nous devrons désormais concevoir ce constat classique comme éminemment local. En ce point, Benjamin ne s’autorise pas (ne nous autorise plus) à passer par une induction toute naturelle de l’universel, indispensable à la mise en acte du droit, à sa généralisation tous azimuts.
Il n’est bien sûr pas question de décider ici : « à chaque situation son universel ». Ce serait une plaisanterie. L’universel reste l’universel, il n’y a pas à mollir là-dessus. Mais c’est là que nous retrouvons une question déjà rencontrée dans les efforts de Jacques Lacan face à l’universelle négative aristotélicienne : l’universelle est-elle bien ce pourquoi on la tient si vite et si communément ? Est-ce que l’universelle nous parle bien, comme elle s’en donne les airs, de l’Univers, du grand Tout, de ce au-delà de quoi il n’y a rien (puisqu’un tout sérieux et conséquent se doit d’inclure le rien, ne serait-ce que sous la forme laïque de la classe vide) ?
Or ce que nous enseigne maintenant à cet endroit le distinguo entre ce qui s’appelle pour nous Carl Schmitt et Walter Benjamin, c’est que l’universelle n’a pas la même gueule selon qu’on inclut toute violence dans le droit, ou selon qu’on l’inclut… pas-toute. La part que Benjamin remet aux Dieux (à Dieu) n’est désignée ainsi que pour faire défaut à l’appel du sens, à l’appel des buts que, si vite (et de façon si intéressée), le droit propose à toute violence. Si l’état d’exception n’est rien que ce trou dans le tissu rationnel et continu du droit, par où ce dernier ménage son maintien ultérieur en cas de nécessité, alors l’universel que le droit connaît comme son élément en est ipso facto universalisable. Si au contraire le même état d’exception se présente, ainsi que le soutient Agamben dans le prolongement de Benjamin et contre Schmitt, comme une zone d’anomie où violence et droit tout à la fois paradoxalement s’accordent, s’ajointent, et cependant restent en constante hétérogénéité l’un par rapport à l’autre, alors l’universel de la loi entre en « contradiction » avec son « universabilité » (si l’on peut risquer cet affreux mot).
Une ultime précision, topologique à sa façon elle aussi, sur ce qu’il est permis d’entendre sous le vocable de « violence pure » chez Benjamin (équivalente à la « violence divine »). Elle n’est en rien d’une essence différente de la violence fondatrice, de la violence « avec but ». Elle est dite « pure » comme de même la langue est dite pure par Benjamin lorsque, cessant de communiquer ce qui se distingue d’elle, elle se communique elle-même, dans sa parfaite immédiateté. L’immédiateté de la langue et de la violence, autrement dit ce qui fait qu’en même temps qu’elles signifie pour l’une, et se soumet à des buts pour l’autre, elles ne cessent de se « manifester » hors sens et hors but, voilà, pour finir, ce qui semble objecter à l’universalisation de l’indispensable universalité.
Pour une psychanalyse immédiate
Séance VI
Nous avions abandonné Lacan à sa fonction hyperbolique – nommée par lui et par erreur « exponentielle » —, en tant qu’exemple révélateur d’un rapport entre universelle et exception, cette dernière étant conçue comme limite d’une fonction, par définition extérieure à la série. Faut-il maintenant faire un sort particulier à ce… lapsus, puisqu’une fonction exponentielle ne s’écrit jamais 1/x, et surtout ne possède d’elle-même aucune limite ? Ce qu’on peut en savoir intuitivement, pour peu qu’on ait fréquenté ladite fonction, c’est qu’elle « grimpe » très vite (avec x pas très grand, y est déjà très grand). Ce que retient d’ailleurs la langue française : « Exponentiel : se dit d’un processus d’accroissement qui se fait rapidement et de manière continue. L’accroissement exponentiel du nombre des chômeurs. Grand Robert, tome III, p. 470). Serait-ce par contagion avec la « fonction phallique » (paragraphe précédent dans L’Étourdit) que Lacan se trouve pris par des idées de grimpette subite ? Tout cela serait peut-être du ressort d’une analyse de Jacques Lacan, définitivement hors de portée. Reste cependant à notre atteinte la capacité à questionner cette notion de limite sur laquelle le Lacan de L’Étourdit semble faire tenir son statut de l’exception.
Car ce parcours aura pu nous apprendre que le non-rapport, de quelque adjectif qu’on l’affuble pour mieux le situer, dépend du sort qu’on fait à l’exception. Qu’on l’inclue ou qu’on l’exclue de la série, et l’on obtiendra pas le même résultat. Mais à qui veut l’exclure – c’est, fort différemment, le cas de Lacan et de Benjamin – il ne suffit pas de prononcer tranquillement ce verdict, dans la mesure où cette exclusion renverse l’édifice énonciatif qui la produit. Essayons d’éclairer ce point.
Pour qui s’efforce d’inclure l’exception (exemple pour lequel Schmitt reste précieux puisqu’il le fait, dans son ordre, avec une grande cohérence), la consistance systémique semble, au premier abord, en sortir très renforcée. Le système présente une presque redoutable unité puisque ce qui pourrait le mettre en péril est positionné au cœur de son fonctionnement, en constitue l’âme, pourrait-on dire. Qu’est-ce qui cloche alors dans une machine aussi bien huilée ? C’est simple et terrifiant tout à la fois : rien ne peut lui être extérieur qu’il n’en ait d’abord décidé lui-même. Politiquement, cela va jusqu’aux atrocités du régime hitlérien, y compris cette absurdité rationnelle d’un pays en plein milieu d’un effort de guerre sans précédent, qui consacre une part de ses forces et de ses moyens à éliminer des gens qui ne le menacent guère militairement : juifs, tziganes et autres malades mentaux (près de 60 000 allemands exécutés entre 1941 et 1942 à ce seul titre). Ces comportements soulèvent trop de répulsion pour nous aider à comprendre bien un mécanisme logique qui ne conduit pas seul, impérieusement, à de telles conclusions. Si nous en restions là, nous serions trop tentés de voir dans cette posture logicienne une machine infernale dont il importerait de se détourner sans la moindre hésitation. Or elle peut prendre des formes beaucoup plus bénignes, beaucoup plus soft, et il ne faut pas être grand clerc pour voir qu’elle se glisse bien souvent dans la voix du bon sens, quand il se fait un peu épais. Pour lui, « l’exception confirme la règle », en effet, sans autre forme de procès, au sens où la règle en sort renforcée, puisqu’elle en est confirmée. Il suffit de n’en retenir que ce mot pour éviter tout problème ultérieur : nous possédons désormais la règle générale (elle n’est pas encore universelle), nous avons réussi à localiser la (ou les) exception(s), et donc nous voilà désormais de plain pied dans l’universelle puisque : cas normaux + exceptions = totalité. C.Q.F.D. Nous savons désormais, sinon tout sur tout, du moins quelque chose sur un tout déterminé.
Lacan et Benjamin : l’exception dans tous ses états
Lacan et Benjamin développent une autre rigueur, et c’est pour bien l’apprécier qu’il ne faut pas trop vite se satisfaire du mot de « limite ». Cette notion, en dépit de sa valeur mathématique où l’on croit d’abord qu’elle puise toute sa rigueur, présente un grave défaut : elle s’offre au regard en même temps que ce qu’elle limite. Quand nous regardons une hyperbole, nous voyons bien d’un seul coup d’œil, et la courbe en deux morceaux, dans le quart en bas à gauche et dans celui en haut à droite, et les axes de coordonnées en position d’asymptotes, autrement dit de limites, toujours approchées, jamais atteintes. Nous voyons le rapport singulier qu’entretiennent ces lignes, nous comprenons que la fonction qui les relie sans cesse ne souffre aucune faille et s’accommode fort bien de l’infini. Cette limite-là est la condition d’un rapport qui n’en finit pas, pour nous qui ne cessons de mettre en rapport les x et les y par l’intermédiaire de la fonction et de la courbe qui la représente dans le système de coordonnées. Il est donc de première importance de bien saisir la tromperie qu’elle nous tend, cette limite, quand elle est mise en avant comme l’exemple du non-rapport puisque, pour ce faire, elle ne cesse d’afficher du rapport, comme c’est le boulot de n’importe quelle fonction au demeurant.
Où est le truc, dont Lacan et Benjamin (et quelques autres, comme Peirce, mais pas tant que ça) seraient avertis ? C’est que le « vivant » (pour Benjamin), l’« être parlant » (pour Lacan) sont totalement inscrits dans la série à laquelle ils appartiennent. Ils y collent sans pouvoir s’offrir aucune sortie. Ils n’ont aucun recours qui leur permettrait d’aller juste jeter un petit coup d’œil au dehors, voir d’un peu près ce qui les limite, pour ensuite retrouver leurs pénates et se dire alors : « C’est donc ça ! » L’affection de Lacan pour les surfaces unilatéres trouve ici l’une de ses raisons : ce n’est pas d’un seul coup d’œil que l’on peut percevoir une structure möbienne. Il faut, tel la fourmi condamnée à l’arpenter, glisser d’un doigt mental ou physique le long d’une surface qui, apparemment, possède en tout point son revers, pour, après une double boucle, rendre les armes et convenir que, oui, elle n’a qu’une seule face et un seul bord. La structure globale ne s’avère, ne se livre comme telle, qu’à celui qui effectue une opération déterminée, laquelle entraîne une conviction inédite, de nature à modifier rétrospectivement le regard sur l’objet. Lui, l’objet, n’a pas changé, mais le savoir sur lui a changé, sans que l’on puisse localiser sur quoi porte ce nouveau savoir.
Voilà le point où limite et exception ne suffisent pas à la tâche, ne sont que des approximations trompeuses de ce dont il s’agit de prendre acte : le fait que la série ne soit « pas-toute » ne désigne aucun complément qui lui ferait défaut. On retrouve cette idée aussi bien chez Lacan que chez Benjamin. Quand le premier écrit , il ne pointe aucun signifiant particulier qui ferait défaut à l’Autre tel qu’il le définit alors : le trésor des signifiants. Et le fait que l’Autre n’existe pas – – n’est pas un savoir venu d’ailleurs, d’un lieu d’où l’on pourrait se rendre compte que tel est bien le cas (la clinique, comme le pensent certains) : c’est un dire qui ne tient que d’un écrit. De son côté, quand Benjamin construit cette notion de « violence divine », il ne s’agit de rien qui serait isolable du côté des dieux ; en tant que pure manifestation, cette violence divine est présente dans toute violence « médiée », toute violence qui, retenue ou mise en acte, se présente comme poursuivant des buts définis. Dieu n’est là, chez Benjamin, que comme le 1/x chez Lacan : pour fournir une image approchée de ce que la perception nous dérobe de par son constant engluement dans le sens, qui vient inéluctablement du fait de la mise-en-rapport.
À l’inverse, dans l’éclat de la colère, par où la violence d’abord se manifeste, ou dans l’éclat du mot d’esprit, par où le signifiant joue les météores, là oui, on peut croire percevoir, l’espace d’un éclair, quelque chose qui contrevient à l’ordre habituel, dans l’immédiateté d’une manifestation qui fait rupture. Mais dès que cette manifestation s’estompe – et comment pourrait-elle ne pas le faire ? – l’universelle reprend ses droits, et nous reprenons tous le chemin de la subsomption : les cas ne sont tels qu’à appartenir à des catégories plus générales, nous voici réinstallés dans la particulière minimale où ce qui existe, et que l’on exhibe en l’occasion, se range, d’une façon ou d’une autre, dans les grandes avenues des savoirs, où nous tissons du rapport à perte de vue. Et il n’y a pas lieu de s’en plaindre, puisque c’est comme ça qu’un savoir se constitue : en liant, en mettant en rapport ce qui, jusque là, se baladait sans but, ou en allant dans d’autres directions.
Par contre, pour qui prend au sérieux la radicalité insaisissable de l’exception, il convient d’en affirmer l’existence sans chercher à la réduire à un cas. Il ne s’agit pas tant, en effet, dans la rigueur de ces écritures, de produire un cas qui fasse exception, mais tout au contraire d’affirmer l’existence d’une exception qui ne fasse pas cas. On a pu voir en effet que dans cette écriture, Lacan se trouvait conduit, tout à la fois, à affirmer l’existence de l’exception ( ), et aussi bien l’absence de toute exception ( ), pour parvenir à soutenir une écriture logique consistante de son non-rapport. En ce sens, il ne lui eût servi à rien de poursuivre longtemps dans la veine d’illustrer son par l’exemple du père totémique jouissant de toutes les femmes, et appuyer ainsi son « pas-tous » de la femme sur une telle « exception » côté homme, opu sur quelque autre « cas » que ce soit. Aussi évocateur puissent être ces appellations et qualifications, elles laissent échapper ce qu’ambitionne de dire le non-rapport puisqu’elles n’arrêtent pas de tisser des rapports pour toujours retarder l’annonce du non-rapport.
Le non-rapport comme marque des systèmes triadiques : C. S. Peirce
J’atteindrai presque la pointe de mon propos en soutenant que cette façon de déboucher sur le non-rapport dit sexuel tient, peut-être, à je ne sais quelle nature du sexuel chez l’être parlant, mais ne tient pas moins à la base triadique du savoir lacanien, qui toujours compte en base 3, quitte à réécrire ce qui lui arrive d’autres savoirs en base 2 (sujet/objet, entre autres, ou les pulsions freudiennes). Cela se remarque, saute aux yeux, dans le triptyque imaginaire/symbolique/réel, mais aussi bien s’inscrit dans le fait que, tant l’aspect partiel irréductible de l’objet a que le non-rapport qui sert à le consolider, sont, peut-être, de pures conséquences d’une forme de pensée triadique.
Le fait qu’une autre pensée triadique, aujourd’hui bien connue, présente la même configuration en ce point, quoique évidemment dans un autre vocabulaire, n’est pas à soi seul une preuve de ce que j’avance ; tout au plus est-ce un signe, mais je le livre comme tel : Charles Sanders Peirce a la réputation justifiée de compter, lui aussi, en base trois. Sa définition basale du signe (ou ici « représentamen ») en est l’indice le plus clair :
Un representamen est le sujet d’une relation triadique avec un second appelé son objet, pour un troisième appelé son interprétant, cette relation triadique étant telle que le représentamen détermine son interprétant à entretenir la même relation avec le même objet pour quelque autre interprétant
[61].
Non seulement ils sont trois, mais en plus la relation entre eux est telle qu’elle laisse une sorte de valence libre, au sens où un autre interprétant doit venir, nécessairement, pour dire ce qu’était la relation de l’interprétant d’avant. Ainsi le signe n’est pas défini, comme chez Saussure, de façon duelle et relativement atomique, il est d’emblée un truc à trois pattes, et cependant bancal au point d’appeler, de lui-même, une autre patte, qui donnera lieu à un autre signe, etc. Une parfaite machine triadique, donc.
Or, dans ce décor, surgit quelque chose de tellement premier que Peirce emploie à son propos un néologisme, la firstness, que l’on traduit désormais par « priméité », et qui consiste à affirmer l’existence, dans la nature même du signe, de quelque chose qui n’entre en relation avec rien. Absolument rien. Ni objet, ni interprétant, rien. Une telle donnée n’est pas facile à calibrer, ni même à présenter, ce pourquoi Peirce se livre, de temps en temps, à son sujet, à de véritables exercices de style comme celui-ci :
L’idée de l'absolument premier doit être entièrement séparée de toute conception de quelque chose d’autre ou de référence à quelque chose d‘autre ; car ce qui implique un second est lui-même un second par rapport à ce second. Le premier doit donc être présent et immédiat, de façon à n’être pas second par rapport à une représentation. Il doit être frais et nouveau, car s‘il est ancien, il est second par rapport à son état antérieur. Il doit être initial, original, spontané et libre ; sinon il est second par rapport à une cause déterminante. Il est aussi quelque chose de vif et de conscient. Ce n’est qu’à cette condition qu’il évite d’être l’objet d’une sensation. Il précède toute synthèse et toute différenciation ; il n’a ni unités ni parties. Il ne peut être pensé d’une manière articulée ; affirmez-le et il a déjà perdu son innocence caractéristique ; car l’affirmation implique toujours la négation de quelque chose d’autre. Arrêtez d’y penser et il s’est envolé [...] Voilà ce qu’est le premier : présent, immédiat, frais, nouveau, initial, original, spontané, libre, vif, conscient et évanescent. Souvenez-vous seulement que toute description que nous en faisons ne peut qu’être fausse
[62].
Les quelques cas, que de ci de là, Peirce donne d’un tel élément limite sont pour le moins cocasses. Que serait, se demande-t-il, la conscience sans l’élément de représentation ?
Ce serait comme entendre tout à coup une grande explosion de nitroglycérine avant qu’on se soit repris et qu’on ait simplement l’impression que le calme a été rompu
[63].
Une autre fois encore, pour donner une idée de ce qu’il appelle un « qualisigne » (la priméité du representamen), il reprend l’exemple d’un aveugle se disant que l’écarlate doit être comme le son d’une trompette, donnant par là l’idée de l’intuition d’une qualité qui n’est même pas une perception. Ainsi doit être la priméité, l’indispensable priméité, puisque sans elle chacun des éléments qui forment le triptyque ne pourrait se tenir (il y a aussi une priméité de la secondéité, et une priméité de la tiercéité).
Voilà donc encore un système qui tient absolument à désigner ce-avec-quoi-il-n’y-a-pas-de-rapport. Avec, chez Peirce, une conséquence, certes très lointaine, mais qui ne manque pas de surprendre pour qui se souvient de l’une des questions ultimes de Lacan sur sa notion de réel : «Rien peut-être ? » – « Peut-être rien ». Dans une veine fort proche, Peirce écrit :
Qu’est-ce que la réalité ? Peut-être n’y a-t-il rien de tel du tout. Comme je l’ai dit et répété, ce n’est qu’une hypothèse de travail que nous essayons, notre seule tentative désespérée pour connaître quelque chose. Encore une fois, et il serait téméraire d’espérer quelque chose de mieux, il se peut que l’hypothèse de la réalité, bien qu’elle marche plutôt bien, ne corresponde pas parfaitement à ce qui est
[64].
Pour ironique qu’elle paraisse sous certains aspects, cette interrogation sur ce qu’il y aurait hors langage est dans le prolongement direct des exclusions qui fondent le système de Peirce, et selon lesquelles 1°) nous n’avons pas le pouvoir de penser sans signe ; 2°) nous n’avons pas de conception de l’absolument inconnaissable. Je tiens à montrer, pour conclure, que les formules de la sexuation déroulent des perspectives identiques.
L’enfermement langagier : le sexe, sur le bout de la langue
Chercher en quoi la femme serait « pas-toute » et l’homme plus porté à l’universelle me paraît une voie sans espoir, dans la mesure où l’on va voir rappliquer sous ces vocables (du coup prétentieux), les idées les plus reçues sur ce qui fait la différence des sexes, comme par exemple l’idée que la jouissance féminine ne connaîtrait pas de limite, tandis que celle de l’homme tomberait, elle, sous la limite (détumescence oblige). Je ne pense pas qu’il vaille la peine de fonder sur ces formules une caractérologie qui viendrait fortifier une essence « homme » et une essence « femme » telles qu’on pourrait en conclure : « alors, si c’est comme ça, oui, c’est vrai, il n’y a pas de rapport sexuel ».
L’absence de rapport surgit dans une écriture qui prend un appui décisif sur une fonction, dite « phallique » pour désigner, non le fait d’être membré ou pas, pourvu ou pas d’un pénis, mais le fait d’être engagé dans les défilés de la parole et du langage. D’une certaine manière, tout est déjà là, et les quatre écritures logiques sont une tentative de déployer, de mieux écrire, ce qui se donne d’emblée, mais d’une manière trop ramassée et incompréhensible, dans cette conjonction inaugurale du sexe et de la langue. Si donc l’on part de cette conjonction réalisée par ce seul qualificatif de « phallique » – et étant donné que le mot « fonction » signifie par ailleurs « mise en rapport » –, les écritures logiciennes de Lacan prennent le pari d’écrire le non-rapport en quantifiant rigoureusement ce qui n’est que rapport.
A s’en tenir ainsi à cette généralité, en se retenant de donner trop vite à la répartition présentée le sens de la différence sexuelle, il devient possible de lire autrement le double statut donnée à l’exception dans l’ensemble de leur répartition : il est affirmé qu’existe quelque chose qui « fait forfait » à la fonction à laquelle rien n’échappe, et du même pas, il est affirmé que rien ne fait exception à cette même fonction. Les deux sont vrais, et il ne faut pas se dépêcher de les désolidariser pour les lire chacun de leur côté comme le signe vérace de leur dénotation respective, mais au contraire les lire conjointement, dans leur apparente contradiction.
Ils énoncent en effet quelque chose qu’il nous est devenue possible de lire grâce à l’étude de l’état d’exception, rapportée cette fois non seulement au droit, mais tout autant à la langue, une aporie qu’on énoncera maintenant comme suit : oui, quelque chose existe à la langue, et cependant, non, rien ne permet de le dire. C’est ici que le cercle se referme en une malédiction, que Benjamin présente en un saisissant raccourci :
Le mot doit communiquer quelque chose en dehors de lui-même. Tel est réellement le péché originel de l’esprit linguistique. En tant qu’il communique à l’extérieur, le mot est en quelque façon la parodie, par le verbe expressément médiat, du verbe expressément immédiat […]
[65].
Mais de même que la violence se manifeste dans la colère en tant que Ziellos, sans but, la langue d’abord se communique elle-même, dans son immédiateté sans partage. Benjamin encore, une dernière fois :
À la question : Que communique le langage ? il faut donc répondre : tout langage se communique lui-même.
[66]
Objet dynamique vs Objet immédiat
On retrouverait également, sans grand peine, cette contradiction chez Peirce entre ce qu’il nomme l’« objet dynamique », qui appartient au monde physique (ou mental), et l’« objet immédiat », qui est celui que le representamen va représenter pour l’interprétant. Cet objet immédiat est lui-même signe, lui-même totalement pétri dans la pâte langagière, il n’est pas une partie prélevée sur l’objet dynamique. D’où l’impossible question peircéenne : quel rapport entre l’objet dynamique et l’objet immédiat ? Nul ne le sait, et chacun qui s’en approche se livre là-dessus à ses propres conjectures, à ses risques et périls.
Or c’est là aussi le geste, considéré comme inaugural, de Freud : quel rapport entre le trauma et le fantasme ? Combien d’encre a coulé pour vanter les seuls mérites de la réalité psychique opposé à la réalité matérielle ? Ou sur la seule réalité matérielle pour dévaluer la réalité psychique ? Nous savons à quel point cette question est névralgique puisque aujourd’hui comme hier, il nous faut diversement refuser ici le clivage que la plupart voudraient nous imposer, et parier une nouvelle fois que trauma et fantasme co-existent sans pour autant entrer en rapport. Pour qui voudrait en effet oublier l’un des deux, la psychanalyse s’éclipse illico, soit qu’on n’en tienne que pour le trauma –– et alors, autant aller directement faire un « signalement » – soit qu’on n’en tienne que pour le fantasme – et bonjour la psychologie, de préférence bien culpabilisante.
Pendant tout un temps, le triptyque lacanien imaginaire/symbolique/réel a pu paraître maintenir vif cet écart : pas de raison de rabattre, ou de mettre en correspondance directe réel et imaginaire, si l’articulation symbolique reste la clef de leur rapport. Apothéose de cette conception : la production du schéma optique, dans lequel l’œil ne parvient à capter l’image réelle que s’il s’inscrit à l’intérieur d’un cône déterminé. Ce serait donc le positionnement de quelques éléments symboliques clefs qui articuleraient réel et imaginaire. Tout baigne, dans cette perspective qui n’aurait pas déplu à un Schmitt s’il avait pris le temps de s’instruire de ces coordonnées, sinon que dans une vision aussi normative une autre question ne peut plus être esquivée : comment faut-il donc que soient positionnés les éléments symboliques en question pour que l’articulation visée soit correcte ? Le défaut de réponse finit par invalider l’ensemble de la construction, qui n’a plus dès lors qu’un intérêt de passage, vers quelque chose d’autre.
Un ultime accident de parcours
Le nœud borroméen, du fait de proposer dès sa définition fonctionnelle – on en coupe un et tous sont libres – une « équivalence des consistances », met déjà à mal cette hiérarchie normative du schéma optique. Et il est patent – je n’ai plus le temps ici d’aligner les citations – que Lacan a voulu en faire le support de son « Il n’y a pas de rapport sexuel », en réservant la concaténation de chaîne au mot « rapport », et le trisquel borroméen au non-rapport puisque aucune des consistances n’y est « en rapport » avec une autre, bien que toutes le soient. Ce nœud borroméen serait-il donc, en tant que dernier venu, celui vers quoi tendrait tout l’édifice ? Cet espoir des années soixante-dix – que le « nœudbo » soit le support du non-rapport – devait, de fait, s’effondrer lors de l’une des dernières séances de ces 27 années d’enseignement, le 9 janvier 1979, lors du séminaire La topologie et le temps (à un moment où Lacan devenait déjà bien silencieux face à son audience, qui s’en raréfiait rapidement). On l’entend dire ce jour-là, à la fin d’une séance dont la sténotypie fait péniblement une page :
Qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, c’est ce qui est l’essentiel de ce que j’énonce. Qu’il n’y ait pas de rapport sexuel parce qu’il y a un imaginaire, un symbolique et un réel, c’est ce que je n’ai pas osé dire. Je l’ai quand même dit. Il est bien évident que j’ai eu tort, mais je m’y suis laissé glisser… Je m’y suis laissé glisser, tout simplement. C’est embêtant, c’est même plus qu’ennuyeux. C’est d’autant plus ennuyeux que c’est injustifié. C’est ce qui m’apparaît aujourd’hui, c’est du même coup ce que je vous avoue.
D’où vient un tel aveu ? Du fait que contrairement à ses attentes en la matière, il semble avoir reçu de Soury, peu de jours auparavant, la confirmation que, loin qu’il n’y eût qu’un seul nœud borroméen à travers toutes les présentations et mises à plat qu’on peut toujours en donner, il en existait plusieurs. S’il est aussi silencieux ce jour-là, c’est qu’il prend soin d’en dessiner trois au tableau, irréductibles l’un à l’autre. Il se lance dans cette aventure parce que depuis 1975, il a modifié ses exigences en matière d’équivalence des consistances. Jusque là, depuis 1972, il se satisfaisait d’une équivalence fonctionnelle – on coupe n’importe lequel et tous les ronds sont libres – mais celle-ci présentait l’inconvénient de se baser sur le seul nœud « physique ». À partir de 1975, il vise une unicité du nœud établie par la mise à plat, seule à valoir à ses yeux en tant qu’écriture, et donc comme preuve. L’équivalence par la mise à plat revient à interchanger les consistances présentes dans un nœud donné par simple déformation continue, comme lui-même l’avait fait en 1975 pour le nœud dit « du fantasme » dans lequel l’une des consistances peut être exactement amenée à la place de l’autre, et réciproquement. Ce 9 janvier 1979, il dessine donc au tableau trois nœuds borroméens tels qu’ils ne peuvent être tenus pour équivalents par leurs mises à plat. C’est du moins ce que Soury lui aurait fourni, et qu’il écrit, laborieusement, au tableau.
Je ne referai pas ici la démonstration que j’en ai donnée, schémas à l’appui, lors d’une journée sur la Dissolution de l’École Freudienne de Paris en 1980. Mais le fait est que, face à cette diversité, Lacan met un terme à son attitude du début des années soixante-dix, et selon laquelle le non-rapport sexuel trouverait dans le nouage borroméen son écriture réglée, sinon sa preuve. Qu’on n’aille pas croire qu’il s’était pour autant éloigné des questions qui sont les nôtres depuis notre entame sur l’universelle. Au tout début de cette même séance du 9 janvier 1979, il disait encore :
Le nœud borroméen a comme consistance de s’imaginer. Quelle est la différence entre l’imaginaire et ce qu’on appelle le symbolisme, autrement dit le langage ? Le langage a ses lois dont l’universalité est le modèle, la particularité ne l’est pas moins.
Ce jour-là tombe une nouvelle fois l’universalité que Lacan aurait bien voulu, lui aussi, trouver dans l’unicité du nouage borroméen. Voilà maintenant que le non-rapport perd, sous ses yeux, son abri, et ne tient plus que pour avoir été, par lui, « énoncé ». Il l’a dit. Rien de plus, rien de moins. Cette limite au tout-rapport du langage n’est rien qui se puisse objectiver, sans cesser pour autant d’être à l’œuvre dans tout rapport. Le ravinement de l’universelle que Lacan vise depuis si longtemps continue de ne pas trouver l’asile d’un concept, et encore moins d’une représentation. « Souvenez-vous, prévenait Peirce à sa façon un peu espiègle et au sujet de sa priméité, que toute description que nous pouvons en donner ne peut qu’être fausse. »
La dislocation de la psychopathologie freudienne
Cet humble retour, de la part de Lacan, à la seule autorité de son énonciation, est très homogène à son objet (pour autant qu’elle a quelque chose digne de ce nom) : loin d’avoir trouvé dans le nouage borroméen l’élément qui aurait installé le non-rapport dans les valeurs sures sur quoi faire fond dans l’économie générale des savoirs, ce 9 janvier 1979 remet Lacan à la juste enseigne d’un qui œuvre dans la langue, sans parvenir à lui échapper. Le nœud borroméen, pour instructif qu’il soit, n’est pas la pointe de la pyramide où le savoir lacanien rassemblerait ses principes fondamentaux, pour mieux ceindre des énoncés et/ou des concepts qui, dès lors, posséderaient leur unité intrinsèque, aussi cachée soit-elle au vulgaire.
Ce moment porte au contraire la marque de l’effondrement – non de l’universelle comme telle (nous ne pourrions, si tel était le cas, plus échanger un mot), mais de la sécurité qu’elle offre dans les classements qu’elle permet. On ne peut être sensible à cet effondrement constitutif de la parole, et en pincer sérieusement pour la psychopathologie. Elle, n’aime que le concept dans son universalité, et maintenant que nous sommes devenus un peu experts en matière de particulières, on sent bien qu’elle affectionne avant tout la particulière minimale, celle qui marche l’amble avec son universelle. Et s’il doit en effet y avoir des exceptions aux classements qu’inlassablement elle promeut – et comment n’y en aurait-il pas ? –, elle n’hésitera pas à en faire des « cas », d’autant plus intéressants qu’ils illustreront avec succès la généralité dont ils procèdent. Cet apprentissage de la diversité clinique ne serait pas aussi rébarbatif (et pernicieux quand il dure) s’il ne suggérait, dès ses premiers pas, par l’espèce d’assurance dont il témoigne dans ses mises en ordre, que tous les coups sont permis, sauf toucher à l’universelle. Car en elle repose le principe de tout classement : il faut à tout prix que les cas normaux et les cas anormaux forment la totalité des cas. La psychopathologie, c’est en permanence l’état d’exception façon Schmitt.
Si Lacan peut, lui, se permettre de pointer ainsi, de façon quasi terminale, la dislocation (très exactement) de « l’essentiel de ce qu’il énonce », il n’y a là rien de décevant, bien au contraire. Il est, ce faisant, fidèle à lui-même s’il est vrai que, pour avoir déniché dans sa jeunesse (ou presque) la nature spéculaire du un englobant, de ce « nœud de servitude imaginaire » comme il l’appela dès ces débuts, il n’aura eu de cesse de poursuivre, sous des formes diverses et variées, ce qui pourrait échapper à cette unité là : l’amour peut-il être entièrement réduit au narcissisme ? Plutôt non. Le désir peut il être réductible à la demande ? Certainement pas. Y a-t-il un concept de ce qui cause un tel désir
[67] ? Non, le seul concept que nous pouvons forger à cet endroit prend la précaution d’afficher que l’objet qu’il vise ne tombe sous aucun concept (ceci n’est pas un paradoxe).
Le non-rapport vient alors comme le culmen de cet effort pour installer, au cœur d’une théorie qui se veut freudienne, ce sur quoi nous ne pourrons mettre ni la main, ni la langue. Il y a quelque chose de rageur dans cet effort, car il semble souvent radicaliser la question entamée dès la survenue de l’objet partiel (et même, avant lui, de l’objet « métonymique »), en affirmant l’existence de ce-avec-quoi-il-n’y-aurait-pas-de-rapport, en se donnant la peine de soutenir, à l’endroit du rapport dit sexuel, la marque de notre commun enfermement langagier. Mais le mérite de cette rage, de cette impuissance à attraper son objet et atteindre sa visée, présente l’énorme avantage de ruiner activement le savoir qui n’a pas pu ne pas se construire. Non pour le dévaluer, certes, mais pour continuer d’inscrire en lui quelque chose que, de lui-même, il ne peut qu’oublier (il l’a su !) : ce qui lui échappe le commande presque aussi impérieusement que les contraintes internes qui sont les siennes.
[1] . Toujours la séance du 30 janvier 1957, dans La relation d'objet et les structures freudiennes.
[2] . Conclusion de la séance du 5 février 1958, dans Les formations de l'inconscient.
[3] . Vers la fin de la séance suivante du 12 février 1958.
[4] . Quelques séances auparavant, le 29 janvier 1958.
[5] . Karl Abraham, Œuvres complètes II, Développement de la libido, Paris, Payot, 1966, pp. 306-307.
[6]. J. Lacan, Le transfert…, séance du 1er février 1961.
[7] . Quelque chose comme le lien obscur proposé par Peirce dans sa conception triadique du signe, entre l’objet immédiat (qui appartient au signe) et l’objet dynamique (qui appartient au monde).
[8] . E. Kant, Critique de la raison pure, PUF, Paris, 1965, trad. Tremesaygues et Pacaud, p. 248-249.
[9] . Car le nihil negativum est bien sûr, lui, un concept, le quatrième concept des riens, qui définit un objet dont l’une des propriétés centrales est précisément de ne tomber sous aucun concept. Ceci n’est pas une contradiction, c’est un régime d’exception, régime dont on étudiera plus loin les propriétés formelles.
[10] . E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 249.
[11] . Voir à ce sujet, et entre autres, la séance du 9 janvier 1963 dans L’angoisse, qui établit explicitement ce point en présentant l’objet (a) comme la double oreille qui, raboutée à une bande de Möbius, produira un cross-cap, soit une figure elle aussi non orientée, elle aussi non spéculaire.
[12]. P. H. Michel, De Pythagore à Euclide, Contribution à l’histoire des mathématiques pré-euclidiennes, Les Belles-Lettres, Paris, 1950, p. 524.
[13]. Une définition plus moderne du nombre d’or le considère comme un nombre réel algébrique, racine réelle de l’équation x2 – x – 1 = 0, laquelle possède deux racines, F1 = @ 1,618033989…, et F2 = = – 0,618033989… (Bouvier et George, Dictionnaire des mathématiques, sous la direction de F. Le Lionnais, PUF, 1979, p. 527).
[14] . Lacan fait, au passage, de ce trait l’une des difficultés du deuil : « Le deuil consiste à authentifier la perte réelle, pièce à pièce, morceau par morceau, signe à signe, élément grand I à élément grand I, jusqu’à épuisement. » Séance du 28 juin 1961, Le transfert, p. 463 dans l’édition du Seuil. Pour le commentaire sur le retournement de l’enfant, G. Le Gaufey, Le lasso spéculaire, EPEL, Paris, 1997, pp. 92-106. Pour les rapports entre I et (a), voir par exemple la séance du 11 juin 1969 dans D’un Autre à l’autre.
[15]. J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, 17 février 1971, p.13 (version Chollet)
[16] . Ibid., p. 15.
[17] . Ibid., p. 16.
[18]. Ce « tremblé » des écritures lacaniennes est précieux, non en lui-même (esthétisme de l’érudition), mais par la liberté qu’il accorde par rapport à des textes écrits trop vite canoniques du fait de leur facture impressionnante. Traduction (Freud) et transcription (Lacan) permettent bien souvent de retrouver ce tremblé qui permet de poser la question : « Pourquoi a-t-il dit ça comme ça plutôt qu’autrement ? ».
[19]. « Certes, il y a bien lieu de parler d’indétermination, mais "indéterminé" n'est pas un qualificatif épithète de "nombre", c'est plutôt un adverbe modifiant "indiquer". On ne dira pas que n désigne un nombre indéterminé, mais qu'il indique de manière indéterminée des nombres. » Qu’est-ce qu’une fonction ?, in Écrits logiques et philosophiques, Le Seuil, Paris, 1971, p. 163.
[20]. Sur tous ces points, G. Le Gaufey, L’incomplétude du symbolique, EPEL, Paris, 1991, pp. 61-120.
[21]. Guy Le Gaufey, « Mourir pour que "tous" tienne », Les lettres de la SPF, n°9, SPF-Campagne-Première, 2003, pp. 135-146.
[22]. Damourette et Pichon, Des mots à la pensée, Ed. d’Artrey, Paris, tome I, p. 138, § 115.
[23]. En ce sens, Lacan prend déjà quelque peu à revers la fameuse définition du mot «être» donnée par W. V. O. Quine : «Être, c’est être la valeur d’une variable», définition qui lie cet «être» au parcours de valeur d’une fonction frégéenne, autrement dit à un ensemble sous-tendu (jusqu’à un certain point, celui des paradoxes des fondements) par une universelle au sens fort que requiert Aristote dans ses preuves de concluance du syllogisme.
[24]. Jacques Brunschwig, « La proposition particulière et les preuves de non-concluance chez Aristote », Cahiers pour l’analyse n°10, Travaux du Cercle d’Épistémologie de l’ENS, Le Seuil, Paris, 1969, pp. 3-26.
[25]. Jacques Brunschwig, op. cit., p. 22.
[26]. D’allure très russellienne, on en conviendra : les éléments qui ne s’appartiennent pas existent (ils sont légions), mais ça ne permet pas pour autant de penser qu’ils se regroupent, sur la base de ce trait commun, dans un ensemble dont chacun serait un élément.
[27]. J. C. Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier, 2003, pp. 17-20.
[28]. « il ne s’agit pas du tout de faire de l’un la négation de l’autre, mais au contraire de l’un l’obstacle de l’autre. »
[29] J. Lacan, …ou pire, séminaire inédit, séance du 8 décembre 1971.
[30] Au contraire de la particulière minimale, qui développe le carré logique suivant :
––– : contrariété ; ----- : compatibilité ; === : contradiction ; ¯ : implication
[31] J. Brunschwig, « La proposition particulière… », op. cit., p. 7
[32] Derrida n’en usait pas autrement dans son « Facteur de la vérité » lorsqu’il remarquait – fine mouche – que la lettre objet de tant de considérations sophistiquées de la part de Lacan se trouvait… entre les jambes de la cheminée (suivez son regard !).
[33] Son insistance sur l’existence le place d’ailleurs – n’en déplaise à l’habitude qui le range chez les structuralistes – dans les rangs des existentialistes, non pas à la Sartre ou à la Mounier, mais dans la haute lignée qui, de Pascal à Kierkegaard[33] en passant par Maine de Biran, tient diversement à faire prévaloir l’existence sur l’essence, dans une lutte tenace contre la tradition philosophique dominante qui est, toujours, celle du concept d’abord.
[34] On appelle « deixis » dans le carré logique les éléments qui se rangent du même côté, ce que Lacan nomme donc, pour sa part, « homme » et « femme ».
[35] J. Lacan, …ou pire, séance du 3 mars 1972, p. 17 (version Chollet).
[36] Une fonction exponentielle est une fonction du genre ex, et le moins qu’on puisse savoir, c’est qu’elle ne pose aucun problème pour la valeur x=0 puisque, dans ce cas-là, comme tout nombre porté à la puissance 0, l’expression ex vaut 1. Seule la fonction 1/x n’est pas définie pour la valeur x=0.
[37] « Je les conjugue [ces deux écritures] de ce que l’il existe un en question, à faire limite au pourtout, est ce qui l’affirme ou le confirme (ce qu’un proverbe objecte déjà au contradictoire d’Aristote). »
[38] Proposition sur la passe.
[39] Le colloque a lieu, de fait, les 3 et 4 octobre 1936, à un moment où l’étoile de Schmitt a tellement décliné qu’il ne pèse plus très lourd.
[40] Voir le livre de Carl Schmitt, La dictature, Le Seuil, Paris, 2000, Trad. Mira Köller et Dominique Séglard. qui roule presque tout entier sur cette question de l’article 48 de la Constitution de Weimar.
[41] La marque de lessive dans l’Allemagne d’alors n’était autre que « Persil ». Ceux qui furent blanchis par les tribunaux militaires furent ainsi dits « persillés ».
[42] Cité dans la préface de Olivier Beaud à Carl Schmitt, Théorie de la constitution, PUF, Paris, 1993, p. 28.
[43] Hegel, Principes de la philosophie du droit, Vrin, Paris, 1982, p. 234.
[44] Car Schmitt, dans son texte de jeunesse (publié en 1912), Gesetz und Urteil, note de la page 50. Olivier Beaud, qui donne cette citation très importante, signale qu’à cet endroit Schmitt explique sa différence de conception avec Hegel sur ce point.
[45] Carl Schmitt, La dictature, op. cit.
[46] Carl Schmitt, La dictature, op. cit., p. 18.
[47] Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, Paris, 1988, trad. Jean-Louis Schlegel. En allemand Politische Theologie, vier Kapitel zur Lehre von der Souveränitat, 1922, 1934, 1985.
[48] « Est une personne celui dont les paroles ou les actions sont considérées, soit comme lui appartenant, soit comme représentant les paroles ou actions d’un autre, ou de quelque autre réalité à qui on les attribue par une attribution vraie ou fictive. » Thomas Hobbes, Léviathan, Éditions Syrey, Paris, 1971, trad. F. Tricaud, p. 161.
[49] Souverän ist, wer über den Ausnahmezustande entscheidet.
[50] Les termes exacts du décret sont : « lorsque les circonstances obligent de donner plus de force et d’action à la police militaire sans qu’il soit nécessaire de mettre la place en état de siège ».
[51] Carl Schmitt, Théorie du partisan, Flammarion, Paris, 1992, trad. Marie-Louise Steinhauser.
[52] Carl Schmitt, Théorie de la constitution, PUF, Paris, 1993, trad. Lilyane Deroche, p. 247.
[53] Ibid, p. 250.
[54] Walter Benjamin, « Pour une critique de la violence », Mythe et violence, Denoël, Paris, 1971, trad. Maurice de Gandillac, p. 121.
[55] « L’ignominie de la police tient à l’absence ici de toute séparation entre la violence qui fonde le droit et celle qui le conserve. » « Pour une critique de la violence », Mythe et violence, op. cit., p. 132.
[56] Ibid., p. 141.
[57] Ibid., p. 144.
[58] J’ai cherché à préciser ce point dans Anatomie de la troisième personne, EPEL, Paris, 1999, chap. II.3.1 et II.3.2., pp. 126-133. C’est aussi là qu’il faut se reporter à Carl Schmitt, Le Leviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, Le Seuil, Paris, 2002, trad. Denis Trierweiler, préface (très intéressante) de Étienne Balibar (livre publié par Schmitt en 1938).
[59] W. Benjamin, « Pour une critique de la violence, Mythe et violence, op. cit., pp. 140-141.
[60] Dit « grand théorème de Fermat » : xn+yn=zn. Le théorème dit : « Pour tout entier n supérieur à 2, l’équation n’est pas résoluble avec x, y et z entiers. » Il aura fallu trois siècles pour arriver (en deux temps), à une solution de plusieurs centaines de pages, d’une sophistication dépassant de beaucoup les moyens disponibles pour Fermat. A-t-il vraiment détenu une des ses solutions originales dont il avait (et aura gardé) le secret, ou s’est-il simplement mépris ? On ne le saura jamais.
[61] C. S. Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et présentés par Gérard Deledalle, Le Seuil, Paris, 1978, p. 117.
[62] Ibid., p. 72-73.
[63] Ibid., p. 113.
[64] C. S. Peirce, New Elements of Mathematics, Mouton, La Haye, 1976, tome IV, p. 383-384.
[65] Walter Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain », in Mythe et Violence, op. cit., p. 93.
[66] Ibid., p. 81.
[67] Yves Bonnefoy demandait à cet endroit : « Y a-t-il un concept d’un pas venant dans la nuit ? De l’éboulement d’une pierre dans les broussailles ? De l’impression que fait une maison vide ? Mais non, rien n’a été gardé du réel que ce qui convient à notre repos. » Les tombeaux de Ravenne.