REPONDRE DU SENS
Qui écrit répond.
A qui ou à quoi il ou elle répond, la tradition a donné bien des noms. Il y eut la Muse, la Fureur poétique, le Génie avec ou sans majuscule, l’inspiration, parfois la mission ou la vocation, parfois encore une nécessité de l’âme ou des nerfs, une grâce du ciel, une injonction sacrée, un devoir de mémoire ou d’oubli, un autoengendrement du texte. Mais le nom le plus ancien est théa au premiers vers de l’Iliade : « Chante, déesse, la colère d’Achille… ». Dans cet incipit de la littérature occidentale, le poète ne prononce que la première phrase – ou tout au plus les phrases qui mènent jusqu’à la question : « Quel dieu les jeta dans la guerre ? » et la réponse (« Le fils de Léto et de Zeus ») engage tout le poème, dont il faut bien entendre que désormais c’est Théa qui le chante.
Homère n’écrit pas lui-même : il laisse chanter la voix divine. Lui, l’aède, il chante en tant qu’il interprète le chant divin – ce chant qu’il lui demande de chanter (« ménin aeide thea… ») : il fait ainsi ce qu’il attend qu’elle fasse afin de s’éclipser lui-même dans ce chant – le sien (à elle) devenant le sien (à lui) mais en restant toujours ce chant divin. Il laisse donc chanter la voix, ou bien il la fait entendre, il la récite. Toujours, depuis lors, celui qui écrit n’écrit pas autrement qu’en se laissant dicter dans plusieurs sens de ce terme. Dicto, c’est dire en répétant, en insistant, c’est aussi commander, prescrire. Qui écrit se laisse enjoindre d’écrire : il répond à un commandement, voire à une objurgation, ou bien à une exhortation, à une excitation ou à une pression. Mais aussi, il reçoit la dictée : il couche par écrit le texte que compose et récite à cette fin une autre voix, une voix qui n’écrit pas, une voix qui archi-écrit. Du mot dictare, l’allemand a tiré, à côté de diktieren (dicter), l’autre verbe dichten (composer un écrit, singulièrement un poème). Celui qui écrit répond d’une manière ou d’une autre, par écho ou par exécution, par transcription ou par traduction, à la dictature d’une dictatio. Ce qui, dans l’Iliade, semble manifesté comme la réponse de Théa – de la théa, d’une théa non nommée, non identifiée -, est en fait à l’inverse la réponse de l’aède à la dictée de la voix divine : mais précisément, cette réponse se donne par sa figure inversée pour la raison qu’en vérité c’est l’aède qui répond – ou bien, plus véritablement encore, il n’y a que réponse à de la réponse, et aucun n’a jamais commencé.
Ça se répond : telle est la formule de ce qu’on nomme aujourd’hui l’écriture. Ça se répond : ça répond en soi, ça répond à soi et ça répond de soi. Res responsoria, voilà le sujet qui succède à res cogitans (à moins qu’il ne l’ait toujours précédé et qu’il l’habite) – si l’oin veut bien se rappeler que responsorius cantus désignait le chant par alternance de leçons (lectio) et de versets (versus) ou répons. Dans l’écriture, c’est de chant qu’il s’agit, et de l’alternance ou de la résonance interne qui forme le chant.
L’aède et la théa ne répondent pas ainsi dans le sens où l’on répond à une question, mais dans le sens où l’on répond à une attente, ou bien dans celui où des voix se répondent, se correspondent. Ils répondent ou ils se répondent dans le sens où re-spondeo c’est s’engager en retour dans une sponsio, dans un engagement religieux et/ou juridique : répondre à une promesse par une promesse réciproque (comme dans les fiançailles, forme de sponsio, d’où le français tire « épouser », l’italien « sposare »). Qui écrit écoute et s’engage dans son écoute, par son écoute. De même dans l’allemand Antwort et dans l’anglais answer, la « réponse » est la parole qui vient à la rencontre. Ecrire est s’engager à une rencontre : c’est aller vers la rencontre et c’est prendre l’engagement de la rencontre. Ecrire est prendre rendez-vous. (La rencontre peut être furtive, elle peut n’être qu’un simple croisement, un frôlement, aussi bien qu’un long tête-à-tête – et elle peut aussi se produire « à l’encontre », dans le choc, l’affrontement, la répulsion. Mais toujours il s’agit de quelque confrontation, et jamais cela ne se passe seul.)
Ecouter, c’est résonner : laisser vibrer en soi les sons venus d’ailleurs, et leur répondre par leur réverbération dans un corps rendu caverneux à cette fin. Cette caverne n’est pas celle de Platon : elle n’est pas fermée et tout juste entr’ouverte sur un dehors qui projette des ombres, mais elle est l’ouverture en soi dans les deux sens que peut prendre cette expression : elle est l’ouverture à l’intérieur de moi et l’ouverture même, absolument. En fait, elle est « moi » en tant qu’ouverture, moi en tant que caisse de résonance sur laquelle viennent frapper, glisser, frotter les accords et les accents des voix du dehors, des voix divines. Mais la résonance n’est pas une ombre : elle n’est pas le reste d’une soustraction, elle est l’intensification et la réharmonisation, la remodulation d’une sonorité. Qui écrit résonne, et en résonnant, répond : il partage l’engagement d’une voix du dehors. Il s’y engage à son tour, il rend polyphonique la voix qui lui parvenait monodique. Mais sans cette polyphonie, la monodie ne s’entendrait même pas. C’est-à-dire qu’on ne l’entendrait pas et qu’elle-même resterait sourde à elle-même.
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La réponse est la reprise et la relance de la voix : de ce qu’elle dit, de son accent, de son articulation et de son phrasé ou de son chanté. Mais sans reprise, sans réponse donc, la voix resterait en soi. Une voix en soi n’est pas une voix : c’est un silence qui n’a même pas l’espace d’une adresse : c’est un mutisme clos dans son bourdonement, dans son mugissement ou dans son murmure (la répétition d’un mmm muet – mutum). Une voix est toujours deux voix au moins, toujours polyphonée en quelque façon. Toujours une voix doit lancer à l’autre « chante ! aeide ! ». Aeidô, d’où se forme ôdé, le chant, l’ode, se rapporte à audé qui caractérise la voix humaine par distinction d’avec phoné, qui peut se dire aussi de la voix animale. Audaô, c’est adresser la parole, lancer une réplique ou un appel. La voix humaine retentit toujours vers une autre voix et à partir d’une autre voix ou bien dans une autre voix. Sa résonance sonore est indissociable d’un retentissement d’adresse et d’écoute : lors même que je parle seul et silencieusement « dans ma tête » (comme on croit pouvoir dire), c’est-à-dire lorsque je pense, j’entends une autre voix dans ma voix ou bien j’entends ma voix résonner dans une autre gorge.
L’ « écriture » est le nom de cette résonance de la voix : l’appel, la rencontre, et l’engagement que supposent l’appel à la rencontre. En ce sens, toute écriture est « engagée » en un sens qui précède la notion d’un engagement politique ou moral, au service d’une cause . Ecrire est engager la voix dans la résonance qui la fait humaine : mais « humaine » ne signifie dans ce cas rien d’autre que « ce qui se tient – ou ce qui arrive - dans la résonance ».
L’écriture est donc la résonance même de la voix, ou la voix en tant que résonance, c’est-à-dire en tant que renvoi en soi-même, à travers la distance d’un « soi », à la « mêmeté » qui lui permet de s’identifier : chaque fois absolument singulière pour un nombre indéfini de rencontres chaque fois singulières. L’écriture « fixe », comme on dit, le flux de la parole (verba volant, scripta manent) : cette fixation n’est pas autre chose que l’enregistrement, la réserve ou la demeure de la capacité de résonance. Dans la parole vive, ou bien dans la parole qui ne parle que pour informer à l’instant, sans délai ni rendez-vous, la résonance est aussitôt éteinte que l’information est parvenue à destination. Dans l’écriture, la destination est d’abord, d’emblée et pour toujours la résonance comme telle : Homère n’a pas écrit pour moins que pour ses millions et millions de lecteurs, chacun un par un et par peuples ou par groupes de cultures singulières depuis environ trente siècles. Et c’est pour cela qu’il engage son poème dans l’appel à la voix divine dont il se fait, lui l’aède, la résonance. L’écriture fixée, gravée dans le bois, la cire, la pierre ou le papier, numérisée sur l’écran, mais aussi bien registrée dans la voix parlante d’un orateur, d’un chanteur, d’un adresseur en général, si l’on pouvait forger ce terme – l’écriture n’est immobile et invariable que parce qu’elle inscrit ainsi l’espace d’une résonance toujours renouvelée.
Lorsque Hegel affirme qu’une vérité écrite ne perd rien à être conservée hors de la circonstance singulière de son énonciation – ainsi « il fait nuit » prononcé à midi – ne veut-il pas dire que la vérité n’est rien de l’ordre de la vérifiabilité empirique, mais bien de l’ordre de l’adresse et de la résonance. Si je dis « il fait nuit » à midi, qu’est-ce donc que je veux dire et quelle écoute peut s’engager à la rencontre de mon dire ?
Dire « il fait nuit » à minuit énonce quelque chose, mais n’annonce rien : ou bien cette phrase annonce un sens qui doit dépasser la signification référentielle immédiatement attestée. De même, cette phrase dite à midi – c’est-à-dire, cette phrase écrite – annonce un sens qui tout d’abord se soustrait de la référence et fait signe vers autre chose. Cette « autre chose » consiste tout d’abord dans l’adresse de la phrase et dans la résonance à travers laquelle elle s’adresse. on pourrait dire d’ailleurs en français qu’elle engage son sens par son phrasé plutôt que par sa signification. Le phrasé désigne la manière ou l’art d’articuler, en écriture ou en musique, les ensembles considérés comme unités de sens : c’est le chant du sens.
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Le chant du sens n’est pas autre chose que le sens lui-même. Le sens n’est pas la signification ou la désignation – le renvoi par un signifiant à un concept signifié et lui-même supposé hors-langue – : il est plutôt l’ouverture de la structure et de la dynamique du renvoi en général, par lequel quelque chose comme un renvoi signifiant peut avoir lieu : renvoi de signifiant à signifié, lui-même accompagné d’un renvoi de signifiant à signifiant selon le jeu des différences dans la langue, et enfin, ou pour commencer, du renvoi d’une voix à une écoute, sans lequel aucun des deux précédents renvois ne pourrait seulement avoir lieu, puisque l’un comme l’autre et l’un au travers de l’autre, en somme, supposent possible l’entente (dans le double sens du mot en français – en allemand on pourrait dire l’obéissance ou l’appartenance à –gehören, gehorchen – autres modes de la « réponse »).
Ce qu’il s’agit d’entendre, ce n’est pas d’abord ce que la parole veut dire, au sens où cette volonté aurait déjà produit la réalité achevée de son intention ou de son désir. Il faut avant toute autre chose entendre ce désir lui-même : il faut entendre le « vouloir-dire » se vouloir lui-même dans son dire. (En allemand, il faut entendre le deuten du bedeuten : entendre dans la « signification » la déclaration, l’annonce adressée à tous – au peuple, c’est-à-dire aussi deutsch ou dutch, puisqu’ici le nom du peuple, celui de sa langue et celui de l’appel ou de l’annonce résonnent dans un même espace sémantique.) Entendre le dire se désirer en tant que dire, c’est l’entendre déjà résonner tout en l’entendant désirer l’autre comme son lieu de résonance et de renvoi. Le sens en tant que chant n’est pas du tout la mise en musique d’un propos ou d’un texte : il est le caractère primitif résonnant du sens lui-même.
En tout dire, le vouloir-dire, avant de dire quelque chose, se dit d’abord comme vouloir, et ce vouloir, avant de vouloir quelque chose, se veut d’abord comme pouvoir-se-dire, c’est-à-dire pouvoir s’appeler et se répondre.
En d’autres termes, si écrire c’est répondre à un appel par un autre appel, ou bien donner lieu et donner forme à l’appel en tant que tel – comme Homère, appeler la déesse qui elle-même appelle depuis le fond de la langue et de la légende, l’une dans l’autre inextricablement mêlées –, il se découvre maintenant que l’appel ou l’adresse ne sont eux-mêmes rien d’autre que le sens : le sens en tant qu’ouverture de la possibilité du renvoi.
Le sens ne peut absolument jamais être le fait d’un seul sujet de sens, puisque ce sujet lui-même devrait à tout le moins entendre le sens qu’il produirait ou qu’il trouverait. Il lui faudrait s’entendre et pour s’entendre il lui faudrait s’être appelé et pour s’appeler il lui faudrait pouvoir résonner – et enfin pour résonner il lui faudrait, en tout premier lieu, offrir en lui-même l’espace, l’intervalle ou l’espacement, l’ouverture qui est la condition de possibilité d’une résonance, puisque celle-ci demande un rapport de vibration à vibration, une mise en « sympathie » comme disent les physiciens qui parlent de « vibration par sympathie » ou une mise en « harmonie » comme disent les musiciens. Mais la résonance telle qu’il faut l’entendre ici n’est pas seulement le rapport entre deux ordres sonores distincts : elle forme tout d’abord la sonorité en elle-même. La sonorité se définit précisément par ceci que « en elle-même » elle est en espacement d’elle-même. Le sonore est sa propre dilatation ou sa propre amplification et sa propre mise en résonance.
Le chant est la sonorité humaine du sens : le sens est lui-même formé et défini par l’espacement interne de son renvoi et tout d’abord de l’envoi par lequel il se destine et il se désire lui-même comme une réponse à son propre envoi. En ce sens, nous ne sommes jamais, chacun l’un(e) à côté de l’autre, que des points singuliers le long d’un envoi général que le sens fait de lui-même vers lui-même et qui commence et qui se perd très en-deçà et très au-delà de nous, dans la totalité indéfiniment ouverte du monde. Mais en même temps, ces points singuliers que nous sommes (ou les plusieurs points singuliers qui s’égrènent sous chaque identité individuelle ou collective) sont eux-mêmes la structure nécessairement discrète ou discontinue de l’espacement général au sein duquel le sens peut résonner, c’est-à-dire se répondre.
En se communiquant à tous les points singuliers d’écoute ou de lecture, d’entente ou d’interprétation, de récitation ou de réécriture, le sens ne fait pas autre chose que se partager à ou en autant de sens singuliers (ici, le mot de « sens » peut être entendu à la fois dans sa valeur de « vouloir-dire » et dans sa valeur de « pouvoir comprendre », comme lorsqu’il est « bon sens » ou « sens artistique » - et ces deux valeurs, cela s’entend, sont inséparables l’une de l’autre : elles sont l’une et l’autre présentes dans le sens même du même sens…). Le sens pris absolument ou en soi n’est pas autre chose que la totalité des sens singuliers. Le sens infini est identique à l’infinité des singularités de sens. Il n’est ni un sens général, ni un sens par sommation ou par résultante des sens singuliers : il est l’enchaînement et la discontinuité de ces singuliers. Il est qu’il y a passage et partage de l’une à l’autre, passage et partage d’un « vouloir-dire » et d’un « pouvoir comprendre » - d’une activité et d’une passivité – qui sont ensemble une seule et même chose, la chose du sens : mais cette chose est telle que sa réalité n’est autre que sa dissémination.
Si je veux dire, cela veut dire avant tout que je veux me dire et ainsi immédiatement que je veux te dire, que je veux te dire « je » et ainsi immédiatement te dire « tu », à toi qui dans mon vouloir est donc déjà celui qui me dit « tu » pour m’appeler à dire et à te dire « je ».
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L’écriture – dont le nom rappelle l’incision (scribo, skripât, scaripha) – est très exactement le nom de l’espacement disjonctif dans lequel et grâce auquel le sens peut se répondre : se désirer, s’envoyer et se renvoyer, indéfiniment de point singulier en point singulier – ce qui veut dire aussi de sens singulier en sens singulier (d’Homère – qui lui-même sans doute ne fut pas un seul – à son lecteur Platon, à son lecteur Virgile, à son lecteur Augustin, à son lecteur Joyce et ainsi de suite à ses millions de millions de lecteurs et de réinscripteurs, de répondeurs et de correspondants…). L’écriture incise la masse indistincte dans laquelle, sans elle, ne s’ouvrirait ni bouche, ni oreille. Chaque trait d’écriture est une bouche/oreille qui s’envoie, qui s’appelle, qui s’entend et qui se répond : aeide, thea !
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Qui écrit répond au sens : il est, en tant qu’il écrit, la réponse à l’appel du sens, ou plutôt la « réponse-en-appel » du sens. Mais ce sens – thea – auquel il répond, il en répond aussi. L’aède répond de théa : il est le seul, de fait, qui atteste de sa présence et de sa voix. Son appel à son chant vaut témoignage pour sa présence, laquelle n’a aucune autre attestation. L’aède est répondant de théa, il répond pour elle et il répond d’elle : il est ainsi responsable d’elle – et avec elle, de tout ce que nous pouvons entendre d’elle.
Si le responsable est celui qui répond non pas à mais de ou pour, c’est parce qu’il est celui qui s’engage ainsi, indirectement ou de façon médiate et différée – différée, mais promise, engagée -, à répondre à ce qui pourrait être demandé au sujet de cela ou de celui dont le responsable assume la responsabilité. Le responsable prend en charge et à son compte l’engagement d’un autre – l’engagement qu’un autre ne peut pas prendre lui-même - ou bien l’engagement que l’état présent des choses impossible de prendre en toute connaissance de cause : en me déclarant responsable d’un projet, par exemple, j’assume l’imprévisible qu’il comporte. La responsabilité est réponse anticipée à des questions, à des demandes, à des interpellations encore non formulées, et non exactement prévisibles.
Qui écrit se constitue responsable du sens absolu. Il ne s’engage pas à moins qu’à la totalité et à l’infinité de ce sens. En même temps, il témoigne de l’existence de théa et il prend sur lui son désir : le désir qu’il a de thea et le désir que thea est elle-même.
Témoin de l’existence de théa, il se déclare [JN1] [JN2] lui-même comme étant son aède, c’est-à-dire aussi son herméneute. L’herméneute n’est pas d’abord celui qui déchiffre et qui décode les significations, bien qu’il ait aussi, parfois, à le faire – et à le refaire sans fin, ou bien jusqu’au point où toute signification s’effile jusqu’à l’épuisement et s’enfuit par l’incision même de l’écriture. L’herméneute n’est pas d’abord celui qui signifie ce qui est dit : il est celui qui porte plus loin le désir de dire. L’herméneute supplée le sujet de ce désir : il présente théa et il la fait entendre dans la voix même – sa propre voix – par laquelle il la convoque. Aussi fait-il entendre chaque fois singulièrement cette voix.[3]
Mais ainsi, celui qui écrit ne témoigne pas seulement de l’existence de théa : il témoigne aussi de sa nature, et que celle-ci est tout entière faite de ce partage des voix dont il est, lui qui écrit (ou elle), une part, un moment, un accent et un sens à côté de tant d’autres.
En répondant au désir du sens, et ainsi au sens en tant que désir, en accédant à ce désir et en se laissant posséder par lui, celui qui écrit prend la responsabilité de la totalité et de l’infinité du sens en tant que partage de lui-même. Le sens se partage, et il ne fait rien d’autre : il ouvre la circulation continue et discontinue, l’échange de l’inéchangeable désir chaque fois singulier de dire. Inéchangeable est ce désir car ce qu’il désire n’est pas la communication d’une signification : c’est la coupe et la touche d’une vérité singulière.
Ce qui arrive au sens en chaque point ou moment singulier – en chaque écriture – ce n’est pas l’accomplissement d’un moment qu’une instance finale pourrait venir valoriser et capitaliser dans une satisfaction terminale de sens (exégèse achevée, interprétation close, sens mis à jour pour toujours). Ce n’est ni un moment ni une fin dans le procès du sens – et en ce sens, il n’y a pas de procès du sens : il n’y a que son désir et son partage. Ce qui arrive au point singulier, c’est le singulier lui-même en tant que scansion de vérité dans le sens.
Celui qui écrit ne peut pas ne pas faire sienne, dans le temps qu’il écrit, la phrase de Rimbaud : « C’est très-certain, c’est oracle ce que je dis. »[4] Il prononce cette phrase sans arrogance aucune, mais également sans la rétrécir à l’angle dérisoire d’une subjectivité. La certitude est ici la vérité de l’engagement et de la responsabilité dans le sens et pour le sens. L’oracle est celui qui parle au nom des dieux. Cet oracle-ci – l’oracle écrivant – parle au nom de la toujours même divinité, théa, celle qui n’a pas de nom, celle qui n’a même pas le nom imprononçable et qui n’est « divine » en aucun autre sens qu’au sens où sa vérité se partage, ici et maintenant, dans cette parole singulière qui s’engage à ouvrir la bouche ( oraculum) pour laisser passer le sens – ou mieux : qui s’engage à ouvrir la bouche au sens, dans les deux sens de l’expression.
La vérité singulière ne surgit pas, sans doute, de toute occurrence de parole et d’écriture. N’est pas « oracle » celui qui pense être un oracle, ni celui qui décide de l’être. ( Car ceux-là s’enferment dans la représentation d’un « moi » - qui est une généralité sous des allures de particulier – au lieu de s’ouvrir au renvoi singulier d’un « je ».) La vérité ne peut venir au sens que s’il est donné accès à sa coupe et à sa touche. Cette touche qui coupe, qui incise d’une écriture l’espace indifférencié et la bouche fermée, ne peut que venir du dehors. Ce dehors n’est pas celui d’une autorité ni d’un esprit qui souffle. Il est le dehors dans lequel et pour lequel la responsabilité s’est engagée : ce dehors dans lequel, tout d’abord, il n’y a rien, et au sein silencieux duquel nul dieu, nulle muse, nul génie ne veille – ni ne surveille. C’est ce silence du dehors qui détient toute autorité et qui exhale toute inspiration.
En un sens – en un sens tout à fait premier – ce dehors est celui du sens absolu lui-même en tant qu’il est étranger à toute signification, et par conséquent d’abord à la langue elle-même : à la langue, en tout cas, formée, composée et articulée dans l’ordre des significations reçues et même des significations possibles.
La vérité vient de la langue déjà perdue ou encore à venir. Elle vient de la voix qui se désire et qui se cherche en arrière de la voix – au fond de la gorge, là où l’incision ouvre un premier écartement qui monte aux lèvres mais que les lèvres n’ont pas encore connu. Elle vient comme un à-venir de langue : une langue inouïe, un tour de langue qui n’aura lieu que cette fois, une inflexion, un accent ou un style – c’est-à-dire l’incision gravée par un stylet. Ce n’est pas une ciselure, c’est véritablement une incision pratiquée dans la langue toute faite par la lame d’un dehors qui est fait à la fois de non-langue et de langue à venir ou de désir de langue.
Le « style » de la vérité, ou la vérité en tant que style, ne doit rien à l’ornement ni à la sollicitation et à l’exploitation des significations disponibles. Il ne peut venir que du dehors – touche et coupe d’un dehors qui est proprement le dehors de toute signification, qui est ainsi le sens hors de lui-même, la vérité du sens comme son excès infini ou comme son défaut sans fond.
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Pour venir du dehors, pour répondre à ce dehors et pour répondre de lui, il faut que l’incision doive quelque chose à la chance, à la surprise et au kairos, le moment favorable dont la faveur consiste à s’offrir seulement à celui qui s’expose au dehors, et qui par conséquent en est venu à ne plus vouloir son vouloir-dire : à laisser ce désir être touché par la faveur d’un excès sur tout « dire » possible.
Mais pour se laisser disposer à cette faveur, à sa rareté, il faut un retrait de langue. Il faut avoir été conduit en-deçà de la langue : là où le langage lui-même sait déjà – sait toujours-déjà, là où il se forme, là où s’esquisse un être passible de sens, un être susceptible au sens – qu’il n’y a rien à dire, en définitive, rien qui n’enveloppe en quelque façon un rien de signification, et qui par ce rien touche à la chose même, à la chose en soi, c’est-à-dire à la chose dehors et à la chose du dehors .
Qui écrit répond à cette chose et il répond de cette chose. Cette chose est elle-même théa : elle est le sens et elle est le désir de dire, elle en est le partage infini. Elle n’est pas la masse inerte qui subsisterait hors du langage comme un « réel » que le langage ne saurait atteindre. Non : elle est le dehors que le langage lui-même incise en lui-même et présente en chaque vérité à laquelle il donne lieu ou à laquelle il met feu.
Le langage est un savoir – et il est ainsi le savoir propre de l’écriture : non pas ce que l’écriture sait faire, ni ce quelle saurait pour écrire (comme un « art d’écrire ») – mais le savoir que l’écriture est en écrivant. Elle est le savoir de ce dont elle porte le témoignage. Elle porte le témoignage de ceci, que le sens, parce qu’il est envoi et renvoi, parce qu’il est appel et réponse, se donne ou se lève dans le retrait ou dans l’excès : retrait ou excès sur toute signification qui vient arrêter et apaiser le désir et sa réponse, cette réponse qui ne peut être à son tour qu'un autre désir et le désir d’un autre. Je qui désire tu et qui désire que tu lui dise(s) je et que, lui disant je, tu lui dises tu à ton tour.
Dans ce resserrement vertigineux se cache le savoir de l’écriture – je veux dire le savoir qu’elle est ou dont elle est l’acte. Qui écrit sait le désir de l’autre, et il ou elle sait que ce savoir doit être divisé de lui-même pour être ce qu’il est : réponse, engagement dans la vérité de ce non-savoir.
Jean-Luc Nancy, avril 2000
[1] Emmanuel Loi, D’ordinaire, Romainville, Al Dante, 2000, p. 7 (ce livre est fait des lettres et journaux d’un prisonnier).
[2] Philippe Lacoue-Labarthe, Phrase (à paraître).
[3] Cf. JL.Nancy, Le partage des voix, Paris, Galilée, 1982.
[4] Une saison en enfer (Mauvais sang).
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